UNIVERSITÉ DE POITIERS
École Doctorale « Cognition, Comportements et Langage(s) » (ED 527)
Laboratoire Clinique de l’Acte et PsychoSexualité (EA 4050)
Nathalie PERNET
THÈSE
En vue de l’obtention du
Doctorat de Psychologie clinique
Étude clinique du rentissement psychique du suici de la figure paternelle sur le processus d'adolescence
Thèse dirigée par
Pascal-Henri KELLER
Et
Marion HAZA
Présentée et soutenue publiquement
Le 20 novembre 2015
Composition du jury :
Monsieur le Professeur Pascal-Henri KELLER, Directeur de thèse Université Poitiers
Madame Marion HAZA, Co-Directrice de thèse, Maître de Conférences Université Poitiers
Madame le Professeur Marie-Frédérique BACQUÉ, Rapporteur Université de Strasbourg
Monsieur le Professeur Florian HOUSSIER, rapporteur Université Paris 13
Monsieur Patrick BEN SOUSSAN, Pédopsychiatre
Centre Régional de Lutte contre le Cancer, Marseille
Monsieur Jean-Jacques CHAVAGNAT, Pédopsychiatre
Centre Hospitalier Henri Laborit, Poitiers
Monsieur le professeur Daniel DERIVOIS, Université de Bourgogne Franche-Comté
Madame Nathalie De KERNIER, Maître de Conférences, Université Paris 10
RENCONTRE CLINIQUE
Louis
La petite fille, aux cheveux longs lisses et bruns, est blottie dans les bras de sa mère. Un doudou en forme de lapin aux couleurs délavées cache en partie le visage de l’enfant. Seuls, deux grands yeux marrons me fixent.
La mère apparaît fatiguée. Des cernes profondes et sombres creusent les traits de son visage très pâle. Sa silhouette apparaît gracile et fragile. Ses bras enveloppent le corps de sa petite fille.
Quant au jeune garçon, Louis âgé de 12 ans, il est assis à l’écart. Les mains sont enfouies dans les poches de son pantalon de jogging gris. La présentation physique donne à voir un garçon encore du côté de l’enfance : rondeur des joues, corps rond, posture avachie dans le fauteuil.
Le visage baissé sur sa poitrine, il me serre la main mollement en évitant mon regard.
Dès le début de l’entretien, la mère précise qu’elle sollicite :
« une aide psychologique pour mon fils ».
Au terme de cette première rencontre, l’orientation au Centre Médico-Psycho-Pédagogique pose le cadre du traitement : espace de séance, durée et prise en charge sont proposées et acceptées ainsi : une séance de quarante cinq minutes, côte à côte, tous les 15 jours, même jour, même heure jusqu’à la fin de l’année scolaire.
Pour le parent qui reste vivant, un entretien est planifié chaque mois au cours de la première année et une fois tous les deux mois de la deuxième et troisième année.
Anamnèse
Du point de vue de l'anamnèse, Louis est l'aîné d’une fratrie de deux enfants composée d’une jeune sœur âgée de 6 ans et scolarisée en CP. Ses parents étaient mariés depuis une douzaine d’années. Sa mère est âgée de 32 ans, elle travaille au domicile de personnes dépendantes. Son père est décédé à 34 ans.
Louis est scolarisé en 6ème. Les résultats scolaires sont décrits bons. Il a des camarades et des amis. Depuis l’âge de 7 ans, il pratique un sport collectif, le basket-ball, c’est-à-dire une activité de coopération et d’opposition qui le conduit à maîtriser l’affrontement individuel et/ou collectif. Il participe chaque semaine aux tournois. Louis peut affronter la situation de rivalité et de compétition comme les autres garçons. Les amis, le sport, l’ordinateur qu’il aime le valorisent.
La grossesse, désirée par le couple, se révéla complexe. En effet, lors de la deuxième échographie, c’est-à-dire pratiquée durant le cinquième mois de grossesse (22 semaines d’aménorrhée), Louis présentait un retard de croissance intra-utérine. Cependant, l’accouchement s'est déroulé normalement. À la naissance, survenue 15 jours avant le terme, il pesait 2270 gr et mesurait 43 cm.
La mère explique :
« Il était tout petit, de la grosseur d’un préma, une crevette. À cinq mois, il avait rattrapé son retard. Depuis qu’il est bébé, la séparation est toujours difficile. Il n’a pas fait les nuits avant cinq mois. Il avait des problèmes à l’estomac, des coliques, des nausées. J’allais m’asseoir près de lui. Ça agaçait son père qui ne voulait pas de deuxième enfant tellement c’était trop difficile ».
Le processus du développement du petit garçon s’est déroulé ainsi : la marche a été acquise à 12 mois, la parole « plus tard », la propreté de jour et de nuit vers 3 ans.
L’enfant a été suivi par un psychologue scolaire en début de petite section de maternelle. La mère se souvient :
« Il se cachait, il n’allait pas vers les autres. Il restait souvent près de la maîtresse… »
Au cours de l’enfance, il investit l’école, obtient de bons résultats scolaires. La relation aux camarades est décrite amicale dans la classe et dans la cour de récréation :
« Louis a des amis, il est invité aux anniversaires de ses camarades. Il aime beaucoup les jeux à l’extérieur, le vélo, le ballon ». Lors d’une séance, Louis me dit : « Qu’avec des copains ! Les filles m’énervent ».
Louis évoque sa difficulté d’aller à la rencontre de l’autre sexe qui induit un surinvestissement des relations aux pairs de même sexe. Ce qui est typique de la première phase du processus d’adolescence où se trouve Louis. Cela peut s’expliquer dans l’écart qui existe entre la maturité physiologique et psychologique entre l’adolescente et l’adolescent.
- Marcelli et A. Braconnier expliquent le développement de la puberté et les spécificités de chaque sexe : « En moyenne, ce développement survient à date fixe : 10 ans ½ - 11 ans chez la fille, 12 ans ½ -13 ans chez le garçon ».[1]
Aussi, la relation aux pairs du même âge et du même sexe est rassurante car moins chargée d’excitation pulsionnelle que l’objet féminin.
Au cours du recueil des données cliniques de l'anamnèse, selon la version de la mère de Louis concernant le père de ses enfants, j'apprends que la mère du père est décédée des suites d'un cancer, à l’âge de 43 ans. Le père de Louis était âgé de 13 ans. La construction psychique de l'histoire familiale se déploie. La mère de Louis fait le récit de son inquiétude et ses tentatives de soutenir son mari les mois précédant sa mort. Une souffrance psychique intense et durable s’était installée depuis la mort de la grand-mère maternelle de son mari :
« Mon mari était très attaché à sa grand-mère. Depuis sa mort, survenue neuf mois auparavant, il ne mangeait plus. Il avait perdu beaucoup de poids. Il dormait peu. Je percevais sa détresse. Je l’ai accompagné rencontrer un thérapeute mais il a très vite abandonné le suivi. Le soir, lorsque nos enfants étaient couchés, il ne contrôlait plus son angoisse. Il était agité. Il se dévalorisait. Je me sentais impuissante. Nous parlions beaucoup mais j’étais épuisée, vigilante. Les derniers moments ont représenté une épreuve pour nous. Il y a plusieurs années, on a acheté une maison à rénover. Trois ans de travaux considérables. Il y consacrait tous ses repos, ses temps libres… En 2007, nous avons emménagé dans cette maison. Tout était terminé. Et, progressivement, il s’est senti mal. D’abord agressif. Cela le torturait. Et puis, une perte de confiance en lui, une perte de poids et les mots de suicide sont arrivés : « un jour, je me pendrais ! »
La particularité de l’histoire du père dans le récit de la mère de Louis se traduit par une absence totale de lien entre son beau-père et son mari. Elle revoit son beau-père le jour des funérailles. La dernière rencontre datait de plusieurs années précédant la naissance de sa fille. À ce jour, il ne s’est pas manifesté pour prendre des nouvelles de ses petits-enfants.
La mère témoigne que ses parents mariés, demeurent géographiquement dans un département limitrophe. Ils la soutiennent. Lors des vacances scolaires, ils accueillent leurs petits enfants, organisent des voyages et des rencontres familiales.
Louis dit apprécier ces moments où :
« Je sors de la maison, où elle (sa mère) m’étouffe ».
Louis explique que sortir de l’espace de la maison maternelle pour un autre espace, où il peut pratiquer des jeux vidéo avec un cousin et quitter l’espace maison maternelle pour un autre lieu, l’aide à se sentir moins menacé par les revendications et les normes imposées par le parent qui reste vivant :
« Ma mère me gonfle. Elle pense qu’au collège et moi, j’ai d’autres choses dans la tête... »
Le père était très engagé dans la scolarité de son fils explique la mère de Louis. Il a aidé son fils à la réalisation des devoirs dès son plus jeune âge. C’est aussi son père qui l’accompagnait, la plupart du temps, aux entraînements et championnats de basket-ball. Selon la mère, la relation père/fils est décrite ainsi :
« Ils s’entendaient bien. Parfois, il y avait des frictions. C'était un père affectueux, démonstratif ».
Le père a écrit une lettre avant son suicide, adressée à sa femme et à chacun de ses enfants qu’il nomme par leur surnom affectueux, dans laquelle le message dit :
« Je vous aime mais je souffre trop ».
Louis et sa jeune sœur ont participé aux obsèques. Louis a choisi, comme objet à conserver, le casque de pompier appartenant à son père, « sa bobine », un possible rêve de trouvaille afin de combler l’espace entre la séparation d’avec son père et la douleur qui est la vie.
Depuis la mort du père, la mère observe et décrit un recours à l’agir :
« Louis donne des coups de pied dans les portes »,
une hostilité verbale :
« Il ne me parle pas bien ».
Elle dit se sentir :
« démunie et inquiète » face aux conduites de son fils.
Depuis le décès de son père, Louis exprime des angoisses qui se manifestent au moment du coucher : il appelle de nombreuses fois sa mère auprès de lui à qui, il a pu dire :
« J’ai peur de mourir ».
Louis vérifie que sa mère est vivante. Par ailleurs, il conteste son autorité et aimerait avoir son mot à dire concernant les règles et les permissions. Il est donc question de ses droits et de ses responsabilités quant aux sujets suivants : téléphone portable, jeu vidéo : World of Tanks et Call of Duty ; tâches à la maison telles que ranger sa chambre, le temps des repas, se laver, sorties, heures de rentrée… La confrontation suscite beaucoup d’agressivité. Louis se sent lésé :
« Maman me prend la tête »
et sa mère a l’impression de perdre ce qui lui reste d'autorité sur son fils et ne sait trop quelle attitude adopter. Louis explique que les jeux vidéo apaisent l’angoisse, il dit :
« je me sens mieux ».
Suivi psychothérapeutique
Au cours de la première année
À chaque séance, Louis me serre la main, tête baissée. Manifestement, Louis évite l’échange visuel lorsqu’on se dit bonjour et au revoir. Il enlève ses chaussures. À mon questionnement, il rétorque :
« Comme à la maison ».
Cette conduite évoque-t-elle un sentiment de sécurité, de confiance envers l’espace thérapeutique et « enlever ses chaussures comme à la maison » s’inscrirait dans un mouvement psychique de confiance tel la métaphore de D. Anzieu ?[2]
Louis timide, inhibé, répond par monosyllabes puis se mure dans le silence et affirme :
« Je n'ai rien à dire ».
Et parce que je pense qu'il ne peut pas supporter le silence, je lui propose « La Silhouette des émotions »,[3] outil de médiation spécifique de type projectif, qui va l’aider à associer avec ses affects, exprimer ses ressentis et ce qui se passe en lui, « à ce moment-là ». Il s'agit de rendre compte des rapports émotionnels que l'adolescent entretient avec son corps dans un temps à vivre où s’entremêle la violence pubertaire et la mort du père. Les éprouvés, décrits par Louis, révèlent l'intensité de sa détresse.
Louis, silencieux, se saisit des feutres qu'il choisit et place en éventail à côté de la feuille. Dès le début, il commence par la colère, inscrite au niveau de l'abdomen, des mains et des pieds qu'il associe à la couleur rouge :
« Ça brûle comme un volcan, j'ai envie de taper ! »
Puis, il saisit un feutre de couleur noire qu'il associe à la culpabilité et qu'il localise au niveau du cou et l'émotion s'exprime par les mots :
« Ça me serre dans la gorge, ça me serre le cœur. J’ai mal au cœur... Il aurait pas dû se tuer ! »
La tonalité de la voix monte, le corps avachi se redresse. C'est un cri de détresse qui explose et j'associe à une métaphore linguistique connue de tous, « avoir le cœur brisé, le cœur gros »… Je questionne Louis au sujet de cette métaphore, il réfléchit :
« Être mort, on vit plus. Papa ne pourra plus jamais revenir... »
Nos regards se croisent et se rencontrent et ça se dévoile, se nomme, se contient, donne sens à ses éprouvés.
Chez cet adolescent, la question du « corps qui coule » est omniprésente dans mon espace psychique. Le regard, selon G. Haag, a une fonction verticalisante et F. Houssier met l'accent sur « (…) une des positions du père est donc de permettre l'unification, à partir de la perception de sa différence avec la mère, de telles qualités psychiques ».[4]
Le regard du père participerait donc au sentiment de la verticalité, dans le sens de l'axe vertébral de l'image du corps.
Louis poursuit le travail d'élaboration psychique. Il saisit le feutre de couleur gris et l'associe au sentiment de tristesse dont le lieu du corps est la tête, les yeux et le cœur. Il se redresse à nouveau. Les yeux fixés sur le dessin, il murmure :
« Je suis inquiet pour Papa. Est-ce qu’il va bien ? ... Il ne pourra plus faire d’autre chose avec nous. Ça me manque, dans mon cœur… Là ! »
Il pointe du doigt sa poitrine. Je conviens avec lui que son cœur a beaucoup de peine.
Peu à peu, il évoque :
« J’aime pas trop grandir. Je me sens triste mais pour rien. Et, des fois, je ris et d’un coup rien ne va aller. Et, je sais pas. Ça me trouble. Grandir, c’est changer partout... physiquement et comment dire… enfin je sais pas… comment dire ça ? Ben… dans la tête quoi ! On se rend compte de plus de choses. On est confronté plus à la vie que quand on est petit. Ça change quoi… Le monde comme il est vraiment alors que quand on est petit, nos parents nous ferment les yeux pour qu’on voit pas des choses qui pourrait nous choquer... »[5]
Dans la boîte à crayons, Louis cherche, trouve un stylo et écrit le mot « peur » dessous le mot « joie ». Il choisit, à nouveau, la couleur noire pour la peur et dessine un point noir au niveau de la tête, du cœur et du ventre. Puis, le feutre de couleur jaune, est associé à la « joie ». Louis pose un point au niveau de la tête, du cœur et du ventre. Il associe la couleur jaune à :
« À la chaleur et au bonheur des longues sorties en vélo avec mon père ».
Le cœur qui sert à respirer est le lieu, pour l'adolescent, des émotions, des sentiments et des sensations.
Au fur et à mesure des séances, j’observe que son regard se porte régulièrement en direction des livres disposés sur les étagères de la bibliothèque. À ma question : « aimerais-tu lire ? » Il me répond d’un hochement de tête latéral pour exprimer la négation. Je reste silencieuse. Puis, lentement Louis chuchote :
« J’aimerai te raconter une histoire… »
C’est la première fois que Louis exprime, de façon manifeste, un désir.
Grâce aux livres, au fil des séances, Louis entre dans un monde imaginaire et magique. Il raconte des histoires.[6]
J’associe ce désir aux paroles de Pierre Lafforgue : « Conter est un acte naturel. C’est raconter quelque chose qui vous intéresse et que vous voudriez faire partager comme une bonne nourriture. Cela se fait simplement depuis que l’homme parle ».[7]
Louis choisit un livre en lien avec l’image qui devient un support de représentation et de symbolisation permettant la construction d’une histoire sous forme de conte. En effet, chaque histoire commence par « Il était une fois ». En créant l’histoire, médiateur de la vie psychique, compromis entre le rêve et la réalité, Louis ajoute, façonne le monde pour le rendre plus vivable. F. Houssier explique que « (…) l’excitation des représentations latentes est exposée sur la toile de l’histoire imaginée ».[8]
Ainsi, j’écoute la tonalité et le rythme de sa voix, traversée par des sons aigus et des sons plus graves. C’est la seule modification physiologique de la puberté que je perçois.
La répétition de ces temps semble tisser des liens entre l’adolescent et l’adulte. Je me retrouve à la place de celle qui écoute et Louis celle du narrateur.
Histoire1 :
« Il était une fois un chien qui habitait dans une grotte. Il était triste. Il n’avait pas d’amis. Tous se moquaient de lui car il avait un doudou. Un jour, il décida de partir en voyage. Il alla en Australie avec les kangourous.
Il n’avait pas de maison en Australie et un kangourou lui parla. Il dit : « ça te dirait d’habiter dans ma maison ? » Il répondit : « bien sûr ! »
Il alla dans la forêt/jungle avec son ami à la recherche de fruits. Il tomba sur une sorte de Marsupilami. Il dit : « je peux rejoindre votre équipe ? » Et le kangourou dit oui.
En échange, le Marsupilami, pour rejoindre leur groupe, leur donna 2 cookies et 2 baies.
Soudain, un avion se crasha. Il n’y avait personne à l’intérieur. Il fallait réparer cet avion. Aussi, ils allèrent un petit peu plus loin et il rencontrèrent des singes répareurs. Il fallait qu’ils donnent 6 baies en échange pour qu’ils réparent l’avion. Mais ils n’avaient pas les 6 baies. Alors, ils partirent un petit peu plus loin et ils rencontrèrent un canard qui volait. Ils criaient : « au secours, on est perdus ! » Alors, le canard descendit sur le sol, il avait une aile blessée. Heureusement que le chien avait une trousse de secours. Alors, le kangourou soigna l’aile blessée du canard. Alors, le canard fait monter le kangourou et le chien sur ses ailes. Alors, petit à petit, ils ramassèrent 6 baies dans les arbres. Ils retournèrent voir les singes. Ils leur donnèrent les 6 baies. Et les singes n’étaient pas du tout contents. C’était pas celles-ci qu’ils voulaient.
Alors, les singes demandèrent au chien de prendre son doudou. Le chien dit oui. Dans sa tête, il disait : Si je veux retourner chez moi, il faut que je leur donne. Les singes étaient contents. Alors, il fallut 3 jours pour réparer l’avion. Et le chien retourna en Amérique dans sa grotte, mais le kangourou voulait venir avec lui. Alors, le chien dit oui pour aller en Amérique. Ça me fera un copain comme ça. … C’est la fin de l’histoire ».
Histoire 2 :
« Il était une fois un postier. Il donnait le courrier à tout le village. Un jour, il rencontra un petit chat. Il lui dit : « Va là-bas ! Je suis en train de poster ». Le chat le suivit et un jour le postier l’adopta. Bien sûr, le postier avait une autre occupation, aller à la chasse. Un jour, il tira sur un oiseau sans faire exprès, il lui blessa l’aile, il était tout affolé. Le chat s’appelait « Gris Croque », parce qu’il mangeait tout.
Le postier appela Gris Croque et lui dit : « Prends une lampe, on va l’emmener chez le vétérinaire ». Le vétérinaire ausculta l’aile blessée et il dit : il faut lui mettre un bandage. Puis, il ramena chez lui l’oiseau et le chat Gris Croque qui lui faisa un lit douillet.
Au bout d’un an, le petit oiseau était rétabli alors le postier l’emmena dans la forêt pour qu’il rejoigne ses amis et sa famille. C’est tout. »
J'écoute comment Louis « dit sans dire »[9] se transportant, à travers son imaginaire, dans un ailleurs temporel, spatial : « Australie, Amérique », c’est-à-dire des pays lointains.
Dès le début, le récit révèle les processus primaires inconscients. L’expérience de la solitude et de la perte ouvre une voie non catastrophique au retour du refoulé. « Le conte participe à cet abaissement du seuil défensif en abordant le symptôme par le détour du récit ».[10] C'est un outil médiateur de la vie psychique qui offre à l’adolescent endeuillé la possibilité de partager des expériences émotionnelles proches des siennes, mais sur un autre objet que lui.[11] Raconter une histoire, c’est lui permettre de se projeter, de discuter. En effet, il est arrivé à Louis d’interrompre le récit de son histoire pour discuter de ses propres émotions à partir de l’image de l’accident d’avion, de la colère des singes, de la blessure du canard et de l’oiseau mais pas la tristesse. Ainsi, à travers les histoires, Louis part affronter le monde. Il quitte la maison.
Louis peut exprimer, lors d'une séance au cours de cette première année :
« Papa est mort d’avoir trop pensé ».[12]
Au cours de la deuxième année
Louis, âgé de 13 ans, est scolarisé en 5ème. J'observe peu de modifications dans la façon dont il habite son corps et dans sa présentation physique. L’allure apparaît désarticulée. L’expression du visage est fermée mais le regard est présent et vivant. Il cesse d’enlever ses chaussures.
Les séances sont difficiles. Louis dit : « Je vais bien, je n’ai rien à dire ». Il ajoute que la mort de son père le laisse indifférent.
Ce qui l’anime, c’est retrouver ses copains :
« Eux m’ont pas laissé ».
J’observe l’irritation de Louis. Les questions le dérangent parce qu’il ne comprend pas à quoi elles peuvent servir, dit-il. Il éprouve des difficultés à supporter les silences dans les entretiens cliniques et à tenir le fil narratif. Même s'il ne parle pas spontanément, j’ai la conviction qu'il a envie de dire mais que sa conduite reflète sa détresse intérieure.
Par ailleurs, Louis s’est tourné vers les jeux « games » et sa mère explique :
« Il a abandonné les légos très brutalement », c'est-à-dire les objets œdipiens.
L’adolescent ajoute qu'il « dégomme » des créatures virtuelles :
« Je donne des coups de poing, j'écrase l'ennemi… J’aime les jeux de guerre quand tu fais n’importe quoi ».
Ψ : N’importe quoi ?
Louis réplique aussitôt :
« Oui, je pique des voitures ! »
Du côté des symbolisations sensori-motrices, j’observe que le corps reste en retrait. Les sensations sont essentiellement visuelles. L'inconscient échappe au corps d'où la nécessité d'avoir recours à l'émotion, la perception et l'affect.
Le jeu vidéo, comme le rêve, met en scène le théâtre de la psyché individuelle, met en image et en narration des désirs et des angoisses, explore et dramatise des positions imaginaires. Ainsi, grâce au jeu vidéo, Louis dépose des processus psychiques, lieux d'élaboration d'angoisses. Considérons que le jeu vidéo met en relation tout en isolant.
Néanmoins, il questionne de qui se sépare-t-on ? À quoi renonce l'adolescent qui ne peut pas utiliser l’illusion comme mécanisme psychique de défense entre les forces pulsionnelles et les forces au renoncement ? À un certain lien avec le passé et donc implicitement à accepter que cette séparation ne soit pas synonyme, pour lui, de destruction. Serait-ce une nouvelle fonction pour affronter le lien menacé par l'angoisse de séparation ?
À partir de la perte réelle du père et de la perte imaginaire de la mère, ces pertes pousseraient le sujet adolescent à agir son agressivité. Ph Jeammet écrit « Créer, réussir, aimer est aléatoire (…) détruire, en revanche, c’est avoir rendez-vous avec l’éternité, hors de toute contingence liée aux autres ; c’est expérimenter la toute-puissance ».[13]
Tout se passe comme si Louis craignait de s'engager dans une relation dans laquelle il pourrait se sentir « prisonnier »[14] de l’amour de son père. Il n’attaque pas directement. Le jeu et la figuration de l’enjeu de la mort ont pour fonction de protéger le sujet d’une représentation de la mort trop menaçante pour le moi. Ainsi, Ph. Gutton explique que « Le fantasme d’immortalité n’est pas l’inverse de la représentation de la mort ». Il constitue « l’assurance que cette représentation ne peut surgir car susceptible de bouleverser le déroulement des processus pubertaires. Le travail psychique en cours s’étaie sur des fantasmes d’immortalité suffisamment bons ».[15] Le double avec l’avatar qu’évoque Otto Rank et S. Freud,[16] effrayant et familier, permet à l’adolescent « En se confrontant à la mort avec son avatar, l’adolescent est assuré de renaître de ces cendres et ainsi de jouer à travers lui l’actualité brûlante de la mort, telle qu’elle le traverse » explique Rémy Pottier.[17]
Penser sa propre mort et la jouer grâce au jeu vidéo, métaphore idéale pour toute scène où se représente la mort violente, la mort donnée à l’autre, ou la mort reçue par l’autre, étranger tout court, étranger à la famille car « personne ne croit à sa propre mort… » écrit S. Freud. L’adolescent et la guerre tirent de sa naïveté l’homme incrédule quant à sa propre mort.
« Louis me harcèle » avoue sa mère par des conduites qui témoignent de sa dépendance à l’autre, une relation à l’objet de type anaclitique avec une angoisse insoutenable de perte d’objet.
Lors des entretiens, on observe des affects à tonalité agressive sans qu'il puisse reconnaître ses pulsions agressives, son ambivalence pulsionnelle comme l’agressivité verbale et physique à l’encontre de sa jeune sœur qu’il voudrait « dégommer » également. L’adolescent relie son agressivité à des causes externes. Il ne peut penser que reconnaître cette ambivalence serait source d’un sentiment de culpabilité insurmontable.
- Houssier explique que « Le frère, dans son sens générique incluant la sœur, serait avant tout le rival à éliminer, source de confrontation au déplaisir, à la castration, à l’insatisfaction des désirs œdipiens et à la désillusion ou encore à la quête d’un double »[18] et « Dompter la haine implique un trajet pour le nécessaire travail de transformation de la haine à la tendresse : dans le lien fraternel, au carrefour entre les investissements libidinaux et verticaux, la jalousie et l’hostilité sont considérées comme premières dans la relation, au point d’en constituer son fondement ».[19]
Je suis face à un jeune homme que je pense fragile narcissiquement. Je suis aux prises avec la crainte d’être intrusive avec mes questions, la peur de le lâcher, tant l’investir, être en contact avec lui exige un effort. Je pense à la question de l’accordage affectif, à la difficulté de l’établir et faire comprendre à l’adolescent que l’adulte que je suis peut comprendre ce qu’il ressent.
Est-ce la problématique dont a dû souffrir Louis avec sa mère et son père dans la petite enfance ?
La situation intersubjective apparaît bloquée. Je suis consciente que l’enlisement qui survient concerne tout autant le sujet adolescent que le thérapeute. Peu à peu, les processus narratifs se figent, la relation intersubjective créatrice fait place à une interaction répétitive et stérile. À la fin d’une séance, au moment de la séparation, sourcils froncés et yeux marron fixés sur les miens, il dit à voix basse :
« Maman a un copain ».
Il n’évoquera jamais spontanément l’ami de la mère. Cependant, il pourra dire :
« Ça va, il est sympa ».
Selon A. Freud, la poussée de la puberté ressemble à la « réaction de deuil » des personnes ayant perdu un être aimé à la suite d'un décès ou d'une rupture affective. La poussée pubertaire renforce l'attachement aux objets d'amour primaires, et particulièrement à la mère pour le garçon avec son cortège de fantasmes à caractère incestueux. Il y a là une régression et l'adolescent doit se garder en luttant contre cet investissement, en détachant sa libido de ses objets d'amour alors en quête d'un nouvel objet d'amour. Le rejet du parent prend un caractère défensif. La mort réelle du père constitue une rupture des liens garants de son bien-être (Winnicott D. W, 1971). La mort du père met à l’épreuve l’organisation de la personnalité du sujet adolescent. Elle provoque des réactions diverses selon la nature des défenses mises en œuvre pour protéger l’identité en construction du sujet adolescent. Le récit de l’adolescent révèle la façon dont il souffre.
Le froncement de sourcils s'accentue alors qu'il poursuit :
« En fait, quand ma mère me crie dessus, ça me rappelle ma peur quand mon père était en colère... La colère, elle peut tuer ? » interroge Louis.[20]
Face à sa détresse et à sa question qui me touche, je lui propose que nous confectionnions une boîte à colère, « outil » spécifique parce que symbolique. Pour apaiser la souffrance de Louis, il faut trouver une manière lui permettant de se souvenir sans se détruire.
À partir de cartons qu’il a apportés, Louis crée une boîte à colère sur laquelle il écrit son prénom. Cette boîte permet à Louis de donner libre cours à des émotions. Elle favorise l’émergence des mots et des sentiments pour libérer l'agressivité et trouver une façon de se protéger des angoisses contre « la colère qui peut tuer ». Ces conflits, ne l'oublions pas, sont nécessaires. La colère de Louis mais aussi celle de sa mère ne me font pas peur. La psychologue clinicienne que je suis est au service des représentations, celles de vis-à-vis de celui ou celle envers qui il peut exprimer sa colère.
La consigne est : « Dessines ou écris ta colère ».
Louis dessine son père dans un cercueil et au centre de la feuille un nuage noir. Il travaille de façon saccadée avec des gestes rapides. Les formes et les contours sont bien définis. Il écrase la mine des feutres et casse quelques mines des crayons rouges et noirs choisis. Il apparaît pris dans son activité et dans sa production. Son corps en mouvement dégage une force motrice.
Le cercueil et le corps sont de couleur rouge. « Rouge » :
« Comme le feu du volcan, ça me prend la tête » et noir « comme la mort, comme ma peur de mourir » explique Louis.
Je mesure la grande détresse de l’adolescent, meurtri. Colère et peur se confondent sous la force de la menace narcissique en réponse à l’attaque des objets externes ou projetés hors de lui. L’objet « cercueil » pourrait représenter le meurtre symbolique du père, une forme de destin de la colère. Fort-da, fort-da, moi-fort, toi-da, Père-fort, Louis-da, si l’un s’en va ou meurt, l’autre peut, doit rester vivant, associais-je.
Louis exprime des ressentis émotionnels et pulsionnels en contradiction avec l’image de l’adolescent « dont le corps coule ».[21] Lorsqu'il a terminé le dessin, il le dépose à l'intérieur de la boîte (le dedans, l’intérieur) qui doit être ensuite précautionneusement fermée constituant ainsi une limite afin de distinguer une séparation symbolique dans l’objet « boîte à colère » et retrouver la part manquante de l’objet d’amour perdu. Il se saisit du ruban adhésif mis à disposition. Il déroule le ruban, entoure, entoure dessus, entoure autour, entoure dessous… maintes fois la boîte… jusqu’à la recouvrir entièrement. Son visage se détend peu à peu et il lève la tête en souriant et en clamant : « Voilà ! »
Je me sentais plus légère face à son expression souriante, comme apaisée. Louis traduit la progression dans l’évolution de sa souffrance et de son mieux être. Pour un adolescent, quelle belle façon de me dire : « Regarde ! Ça va mieux… »
Cette boîte bien fermée, entre nous deux, représente symboliquement un écart devenu supportable comme un espace de création, espace psychique qui calmait l’angoisse et le chagrin qui demeurent aigus. La perte du père, hallucinée autour d’un jeu symbolique, juste pour un temps, pour que Louis sache qu’il est lui, distinct de l’autre constituant une brèche entre soi et le parent mort à travers le discours et le corps.
Le silence qui nous étreint, à ce moment-là, n’est pas un silence de mort, mais un silence transitionnel que j’espère porteur d’avenir, au-delà de ce moment présent.
Louis me demande de conserver sa boîte dans l’espace thérapeutique.
Au cours des séances suivantes, voulant l’encourager à se livrer davantage, je lui propose un autre outil médiateur : « Le Jeu de l’Oie »,[22] image de la vie en tant que long cheminement symbolisé par la spirale qu’il convient d’assumer pour essayer d’atteindre notre véritable identité. Je me suis inspirée de la méthodologie élaborée pour mettre en place un groupe de parole pour des enfants souffrant d’une maladie grave au C.M.P.P., que j’ai co-animé, avec un psychologue.[23]
Louis se saisit du projet, intrigué et curieux. Un long travail d'élaboration du chemin de L'Oie dans sa partie construction et symbolisation occupe plusieurs séances durant lesquelles Louis va définir deux symboles qu’il associe très rapidement : le symbole du labyrinthe à : « J’ai perdu Papa », le symbole de la mort à : « Ce sera plus jamais pareil ».
La réalisation durera plusieurs mois constituant une sorte de voyage singulier de son histoire, de son enfance, de sa mère, de son père, de la vie sans son père, avec quelqu’un auprès de lui qui le regarde et dont le regard fait miroir et parole et présence au singulier. Son rire retentissait parfois, que je traduisais comme le signe que le jeu a été possible. Des mots se libéraient en les désarrimant pour les arrimer à son histoire, pour avoir la force de dire « je pense ». Un début d’élaboration de la perte s’amorçait.
Au cours du second semestre de la deuxième année du suivi psychothérapeutique, je propose un autre outil de médiation, l’arbre généalogique dans le sens d’« une représentation graphique de la famille ».[24] Compte tenu des absences de liens marqués par les déchirures, les séparations, les deuils, il s'agit d'encourager les émotions et le récit qu’il sollicite afin de soutenir la parole et l’expression des fantasmes de l'adolescent.
Louis découvre qu’il a une connaissance restreinte de sa famille du côté paternel et une difficulté dans ses repères familiaux. En effet, la visualisation des éléments recueillis révèle à Louis que la mère de son père était sa grand-mère. Il ignore tout de sa personne et de son existence. Seul son père s’est rendu aux obsèques de son arrière grand-mère paternelle dont il n’a pas de souvenirs. Louis s’exprime ainsi :
« Je le comprends avec tous ceux qu’il a perdus. Il a voulu tuer son cerveau ! »
Ce travail va permettre des échanges entre l'adolescent et sa mère. Ainsi, au cours d'une séance, durant laquelle la mère est vue seule, elle peut déposer son inquiétude, son chagrin et son épuisement psychique et physique.
Rencontre avec le parent qui reste vivant
La mère de Louis affronte sa douleur, ses émotions. Blessée de toutes parts, dans son corps, dans son âme et dans sa perception du monde, accaparée par ses responsabilités envers ses deux enfants, eux-mêmes en deuil et très en souffrance, prise dans le tourbillon d’un quotidien difficile, il ne lui reste que la nuit et l'espace des entretiens pour penser pour elle. Elle exprime sa douleur :
« Le plus douloureux pour moi, c’est la souffrance de mes enfants. Plus jamais, ils n’auront de Papa, plus jamais… Je me sens soulagée du fait que j’étais toujours sur le qui-vive à la pensée qu’il puisse mourir ».
Elle témoigne de la complexité de sa situation de mère mais aussi de celle de son fils adolescent. Louis présente une conduite d’opposition par rapport à ce qu’elle demande et cela suscite chez elle une attention anxieuse ou agressive beaucoup plus importante que sa relation avec sa fille qu’elle décrit « plus docile ». L’entêtement de l’adolescent à l’égard de sa mère, inatteignable parce que frustrante, le renvoie à son moi, à son narcissisme. L’ambivalence n’est pas reconnue et assumée.
Louis peut dire qu’un père :
« C’est quelqu’un qui t’élève, qui fait des choses avec toi. Quand j’étais petit, Papa était un héros. Les copains de ma classe l’admiraient parce qu’il était pompier. Il sauvait des gens. Maintenant, mon père est mort. J’ai besoin de mon père mais il n’est plus là… Pourquoi Papa m’a abandonné ? De toute façon, je m’en fous ! »[25]
Au cours de la troisième année
Après une interruption de deux mois, qui correspond aux vacances d’été, je reçois Louis qui a manifestement grandi. Assis dans le fauteuil, les mains sont enfouies dans les poches ventrales de sa veste de sport à capuche beige, les jambes allongées et croisées, un jean noir est des converses basses noires complètent sa tenue harmonieuse. Les cheveux châtain clair sont coupés très courts. Âgé de 14 ans, il est scolarisé en classe de 4ème.
Au cours d’une séance, Louis tente d'expliquer ce qu’il comprend du suicide de son père :
« Il a fait ça parce que sa mère était morte quand il était petit et puis, sa grand-mère est morte aussi et il a pas vu un psy ».
Plusieurs semaines après, il déclare d'une voix claire :
« Il y a deux pages de la vie qui sont écrites, celle de la naissance et celle de la mort ».
Un dialogue s'instaure au cours duquel Louis se détend. Nous entrons progressivement en conversation. Il me parle de sa vie au collège, ses amis, ce qui mobilise son intérêt. Il me parle de sa passion pour les jeux vidéo...
À l’occasion d’une autre séance, Louis confie un « mauvais » rêve où la dimension persécutive était repérable. Dans ce rêve, il est dans une salle noire, devant un écran d'ordinateur blanc. La salle est remplie de gens qui rient ensemble à certains moments, qui pleurent ensemble à d'autres. Puis des voleurs particulièrement menaçants envahissent l’espace de la pièce et l'écran s'allume. Il ajoute :
« J’ai peur que Maman me tue depuis que Papa est mort. Je fais des rêves où des voleurs entrent dans la maison et me tuent ».
Lors du récit du rêve, Louis, tête baissée, les yeux rivés à ses pieds, murmure :
« J’ai peur quand je suis tout seul. J’ai peur de mourir ».[26]
La peur est liée à l’objet de la peur. Lorsqu’il doit aller se coucher, Louis manifeste une angoisse. Il appelle de nombreuses fois sa mère auprès de lui. Son angoisse est une peur sans objet ou la peur de sa peur.
- Freud nous explique, « Effroi, peur, angoisse sont des termes qu’on a tort d’utiliser comme synonymes ; leur rapport au danger permet bien de les différencier. Le terme d’angoisse désigne un état caractérisé par l’attente du danger et la préparation à celui-ci, même s’il est inconnu ; le terme de peur suppose un objet défini dont on a peur ; quant au terme d’effroi, il désigne l’état qui survient quand on tombe dans une situation dangereuse sans y être préparé ».[27]
Mais quand Louis se sent menacé, ressent-il de l’effroi, de la peur, de l’angoisse ou dois-je penser qu’il se sent d’abord et avant tout menacé ?
Il n’y a ni débordement (donc pas d’effroi), ni relation logique, proportionnelle, adaptée au danger (donc pas de peur), ni indétermination totale du danger (donc pas d’angoisse). Il reste la menace, terme qui exprime la question de l’angoisse dans son rapport à la réalité et au fantasme. Cette menace reste présente tant que ce rapport entre la réalité et le fantasme demeure flou, ambigu, en quête de sens.
Le père constitue une partie de l’individualité de l’adolescent, aussi dans la logique de l’inconscient, il lui est interdit de disparaître. Toutefois, dès le moindre manquement, il peut être anéanti par les lois de l’inconscient qui répond à une logique cruelle, agressive et meurtrière, fondée sur les règles œdipiennes et le meurtre symbolique du père (Houssier F, 2013).
- Freud nous explique que la peur de la mort cacherait l’angoisse de castration, dans le sens de la crainte des limites et de la finitude.
Louis découvre que son désir n’est pas tout-puissant et qu’il est un sujet mortel. La peur de mourir infiltre la vie de tous les hommes et prend de multiples formes. Elle prend ses racines dans l’angoisse de castration.
Analyse
Acte suicide de la figure paternelle et problématique de la séparation
Tout au long du suivi psychothérapeutique de Louis, un premier axe sur le processus d’adolescence concerne l’affrontement de la pulsion de vie et de la pulsion de mort qui alimente la vie psychique. Louis est traversé par ce combat intérieur de ces deux pulsions au cours de ses colères, ses oppositions, mais également le sport, le jeu vidéo, ses amis…[28]
L’adolescent orphelin d’un père suicidé est assujetti à apprendre les limites et la finitude, l’expérience de la perte et de la mort. Le refus d’aborder la question du manque et de la mort est à l’œuvre chez Louis. Peut-il en être autrement ? En effet, le temps adolescent n’est pas un temps d’acceptation des limites, de la finitude et de la désillusion et de la résignation : « La résignation est une tâche affective, un travail correctif appliquée au foyer même de la libido, au cœur du narcissisme ».[29]
J'observe combien, pour Louis, la mort du père mobilise toutes ses forces psychiques et physiques pour chercher à comprendre où il va. Il dira son regret de ne pas avoir pu parler avec son père, sa culpabilité. Quand il se souvient de son père, il évoque les sorties fréquentes en vélo, son sourire de fierté quand il avait bien joué au cours d’un tournoi de basket-ball.
Néanmoins, il garde de ses parents des souvenirs plus douloureux, la souffrance de son père, l’épuisement de sa mère. Selon Louis : « Maman souffre à cause de Papa », par qui tout le malheur serait arrivé.
Lorsqu’il est dans sa maison, Louis se replie autour d’activités solitaires (jeux vidéo, télévision). Il pallie le désarroi, à la recherche des limites de sa capacité à contenir sa propre excitation et à gérer ainsi son agressivité liée au bouleversement de la dynamique familiale : « Papa est mort », « Maman a un nouveau copain ».
Il est dans une forte dépendance à l’égard de sa mère. Le suicide de son père, « ce héros » lui fait vivre l’abandon réel à un moment clé de son existence, entrave le second processus d'individuation.
L'utilisation des médiateurs a contribué à faciliter l'expression du déploiement de son monde interne. Le contenu des séances a progressivement changé. Il est entré dans le monde de ses affects, de ses émotions, de ses liens aux autres. Il peut parler en séance avec tristesse lorsqu'il parvient à évoquer la douleur de l'absence et passion lorsqu'il explique les games. Les histoires font apparaître l'univers fantasmatique de l'adolescent.
Louis maintient l'investissement scolaire et donc, pour la prochaine rentrée, il passe en 3ème. Louis a choisi d’emporter la boîte à colère. Il raconte à sa mère ce que nous avons fait ensemble. Il revit ces souvenirs, plus paisible, pour la première fois, dit-elle.
Mouvements transférentiels
Louis est le plus jeune des cinq adolescents participant à l’étude clinique. Âgé de 12 ans au début de l’inclusion, aujourd’hui, il a quatorze ans.
Lors de notre première rencontre, il était resté silencieux, laissant sa mère exprimer l’histoire de la famille et la survenue brutale de la mort d’une personne aimée, le père. Louis ne s’exprimait pas spontanément, aussi ai-je fait appel à mon imagination pour créer des « outils » thérapeutiques afin de répondre aux besoins spécifiques de l’adolescent (boîte à colère, jeu de l’Oie). Mon impression, quant à son savoir parler à condition de lui en laisser le temps, s’est démontrée au cours du suivi psychothérapeutique. Je fus sensible à sa détresse. Ainsi, comme ça, l’air de rien, je jouais avec les symboles, j’aidais à structurer la pensée, j’accompagnais l’émergence d’un sens à donner aux événements de la vie et doucement, dans un « pas à pas », posément, imperceptiblement… Je permettais à l’adolescent orphelin qui souffre d’avancer…
Je percevais un moi fragile mais son investissement montrait son désir d’aller mieux.
La première année, j’ai proposé un accompagnement au cours duquel j’étais là et je contenais ses difficultés (colère, agressivité envers ses proches, mère et sœur) et sa souffrance.
Sur le plan transférentiel, Louis m’a renvoyé quelque chose qui m’a permis de me sentir identifiée et de penser ma position d’objet subjectif différencié lorsque, timidement, à voix basse, il a exprimé le désir de « me » raconter « une histoire ».
Au cours de la deuxième année, le contenu des échanges a changé. L’opposition était manifeste. Il me donnait à voir une position expectative. Il n’exprimait pas d’attente et j’étais dans l’incapacité d’en rendre compte. Dans l’après-coup, je pense que cette deuxième année lui a permis de prendre ses marques et de s’autonomiser (garder ses chaussures). Je voyais un jeune homme à la présentation physique plus harmonieuse même si le regard restait farouche dans une tentative de maîtriser la situation mais aussi celle de tester mes capacités à la supporter.
Le troisième temps du suivi psychothérapeutique, c’est-à-dire le temps de la troisième année, Louis a changé physiquement. En séance, il parlait plus volontiers. Le contenu de son récit était projectif et persécutif : « Papa a fait ça parce que… » ; « J’ai peur que Maman me tue… ».
Je mesurais la fragilité de ses idéaux du moi.
La place transférentielle consistait à supporter l’agressivité de Louis et soutenir son narcissisme : « Je fais des rêves où des voleurs entrent dans la maison et me tuent ; J’ai peur quand je suis tout seul… ». Louis exprimait des émotions violentes adressées à sa mère : « J’ai peur que Maman me tue ». Je formulais à Louis, que ce qu’il exprimait s’adressait à sa mère, comme s’il tentait de me mettre à l’épreuve et tester jusqu’où je le supporterais.
[1] Marcelli D., Braconnier A., 2004, Adolescence et psychopathologie, Paris, Masson Op. Cit., p. 5.
[2] Anzieu D., 1985, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 2ème édition 1995, 291 p, p. 84.
Il appelle l’environnement maternant le Moi-peau qu’il représente sous la forme d’une peau commune constituée d’une interface à double feuillet : un feuillet externe, la mère et un feuillet interne, le bébé, avec un espace entre les deux.
[3] Album intitulé « Quelqu’un que tu aimes vient de mourir », créé et édité par La Fédération Européenne Vivre Son Deuil, Paris.
J’utilise cet outil de médiation, « La silhouette des émotions », régulièrement au cours des thérapies d’enfants et d’adolescents. L’intérêt de cet outil est, selon moi, comparable à l’échelle visuelle analogique de la douleur utilisée en pédiatrie. Il s’agit de partager, avec le sujet adolescent, ses capacités à reconnaître les émotions qu’il peut ressentir ou pas grâce à la représentation graphique d’une silhouette humaine dont le contour succinct est dessiné sur une feuille blanche. Des feutres, des crayons de couleur sont mis à la disposition du patient. La consigne est de choisir pour chaque émotion une couleur et de la situer sur la silhouette qui représente symboliquement le corps du sujet.
[4] Houssier F, 2013, Op. Cit., p. 103.
[5] Marty F., 2010, « Adolescence et émotions, une affaire de corps », Enfances et Psy, 2010/4 (n°'49), Toulouse, érès, 169 p, p. 40-52.
« Parler des émotions à l'adolescence conduit à envisager non seulement les éprouvés, souvent inédits, qui affectent l'adolescent, mais aussi les nombreux remaniements auxquels ces nouveautés obligent, et tout particulièrement le travail psychique exigé par l'activité pulsionnelle, dont la force est décuplée au moment de la puberté. La toile de fond sur laquelle ces remaniements surviennent est le corps, biologique mais aussi érotique et fantasmatique, socle véritable de cette renaissance qu'est l'adolescence, support de ce qui affecte l'adolescent. Toute la question sera d'intégrer psychiquement ces mutations pubertaires, de donner sens à ces éprouvés pour permettre à l'adolescent de s'approprier ce corps étranger, de le rendre plus familier. Il en ira de même avec les émotions ».
[6] Les animaux parlent, les jouets s’animent, les enfants ont des pouvoirs magiques… L’univers de l’adolescent est peuplé de personnages imaginaires, doubles de lui-même, qui l’entraînent dans un monde merveilleux, qui le font voyager par des chemins semés d’obstacles que le héros franchit au péril de sa vie, triomphant d’un destin funeste et devenant ainsi un homme.
[7] Lafforgue P., 1995, Petit Poucet deviendra grand, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 399 p, p. 50.
[8] Houssier F., 2006, « Le Struwwelpeter, ou les cachettes de la libido », Imaginaire & Inconscient, 2006/2 (n°18), Paris, L’Esprit du Temps, p. 83-94.
[9] Winnicott D. W., 1971, « L’espace potentiel », Jeu et réalité, Op. Cit., p. 6.
[10] Raguenet G., 1999, La psychothérapie par le conte, Paris, L’Harmattan, coll. Psychologiques, 368 p, p. 344.
[11] R. Kaës à propos du conte : « Le conte est la représentation et le récit de formations et de processus de la réalité psychique : son matériau est le rêve, le fantasme, le roman familial, la représentation des mécanismes de défense psychotiques et névrotiques, les conflits liés à l’avènement de la différence des sexes, au passage rituel et sanglant de la naissance, de l’enfance à l’âge adulte, à la mort des parents et des enfants ».
[12] J'associais à la vertu thérapeutique du conte : agir dans le préconscient : temporalité entre l’inconscient et la conscience, qui soutient le sujet adolescent pour penser et symboliser. Louis est assujetti à la mort réelle du père. Il fait acte de création, de représentation, de réanimation quant à sa curiosité, son réinvestissement des processus préconscients, dans le sens de battre en brèche la détresse de la non-représentation de l’acte suicide du père. (Gutton Ph, 2008)
[13] Jeammet Ph., 2010, Pour nos ados, soyons adultes, Paris, Odile Jacob poches, p. 208-209.
[14] C'est moi qui souligne
[15] Gutton Ph., 1993, « Essai sur le fantasme d’immortalité à la puberté », Cliniques méditerranéennes, 39/40, p. 146.
[16] Freud S., 1919h, L’inquiétante étrangeté, OCF.P, XV, p. 147-188.
[17] Pottier R., 2011, « La violence au virtuel, actuel de la mort à l’adolescence », L’adolescence et la mort, Paris, In Press, 235 p, p. 201-210.
[18] Houssier F., 2011, « L’enfant idéal, un frère sacrifié. Du fratricide à la cession altruiste », Topique, 2011/4 (n°117), Paris, L’Esprit du temps, p. 65-76.
[19] Houssier F., 2013, Meurtres dans la famille, Paris, Dunod, 192 p, p. 176.
[20] La question de l'adolescent évoque le fantasme de la mère qui tue son fils. S. Freud soutient que la relation mère-fils serait l'exemple de l'expression de la haine et de l’ambivalence. La mort du père retire l’effet protecteur de la qualité des interactions père/fils sur le développement psychoaffectif de l’adolescent. Le moi de l'adolescent a l'impression d'être visé agressivement par les figures parentales, en réponse à sa propre agression. Il est contraint de chercher ailleurs les fondements de l'estime de soi. Ainsi, l'adolescent s'en prend à ses anciens objets d'amour par une sorte de renversement des affects, l'amour se change en haine, l'admiration en dédain. L'adolescent, néanmoins, reste encore dépendant de ses parents, attaché par un lien d'hostilité.
[21] C’est moi qui souligne.
[22] Le Jeu de l’Oie remonterait à la mythologie égyptienne où il est question de l’oie qui aurait pondu l’œuf du monde : L’oie serait « le soleil sorti de l’œuf primordial » (J. F. Champollion, 1790-1832). L’oie symbolise le printemps, elle annonce la volonté divine et la renaissance de la nature. Les oies, considérées comme messagères entre le ciel et la terre, furent élevées dans les enclos sacrés des égyptiens puis, devinrent les gardiennes du temple Junon d’une des sept collines de Rome, le Capitole. Les oies du Capitole sauvèrent Rome en l’an 390. En effet, leurs cris alertèrent les habitants de l’arrivée d’ennemis alors que les chiens de garde dormaient.
Dans le labyrinthe du Jeu, l’oie est la gardienne de la progression régulière du joueur mais aussi le fil d’Ariane balisant son chemin, selon un rythme défini et invariable comme les cailloux blancs déposés par le petit Poucet au cœur de la forêt.
Dans le Jeu de l’Oie, 14 cases sont occupées par une oie. Ce nombre est celui des jeunes gens que l’on devait offrir en pâture, au Minotaure de Chronos. Siège de Troie : Palamède, élève du centaure Chiron et roi d’Eubée, inventeur de nombreux jeux, de dés, de dames, d’osselets aurait élaboré le Jeu de l’Oie pour occuper les soldats désoeuvrés durant l’interminable siège de la ville. Le Jeu de l’Oie enseignait aux soldats achéens l’opiniâtreté et la bravoure. Le Jeu de l’Oie associe la progression héroïque dans un parcours en forme de labyrinthe et la lutte pour conquérir une cité inexpugnable. Dans les deux cas, le joueur ou le brave doit atteindre l’inaccessible, ce qui le fait héros. Dans les sociétés antiques, 14 ans était l’âge de la puberté celui où les jeunes gens se libéraient de l’enfance pour aborder l’adolescence. (le nombre 14 était considéré comme un nombre magique et initiatique parce qu’il évoquait la moitié d’une lunaison de 28 jours). Dans le Jeu de l’Oie, ce nombre indique très visiblement la phase ascendante car la quatorzième oie, comme l’intrépide Thésée, se trouve à l’intérieur du labyrinthe, libre et en pleine lumière.
Le mythe du labyrinthe construit par l’architecte Dédale, exigeait que le héros triomphe de ce qui tuait la lumière et la vie. Pour le Jeu de l’Oie, il s’agit de comprendre le sens symbolique des embûches d’un chemin menant d’une cour de ferme au Château de l’Oie. Le Jeu de l’Oie, fidèle à la signification symbolique du nombre 14, montre que rien n’est définitif, que tout peut se transformer. Associées au labyrinthe et aux épreuves de la vie, ces 14 oies sont des points de repère qui rythment les cycles de nos expériences. Comme toute initiation, cette expérience de soi-même équivalait à une mort. Ce qui explique le mythe crétois et les jeunes gens sacrifiés dans le labyrinthe. Aujourd’hui, ces significations apparaissent invisibles mais présentes dans le jeu qui symboliquement propose une telle transformation individuelle. Être plus conscient de soi-même et du monde, ne jamais faillir, devenir plus grand en se surpassant à chaque épreuve, à chaque coup de dé. (Source Wikipedia)
[23] « Vivre avec… Enfants vivant l’expérience de la maladie grave chronique », 2008.
[24] Lemaire-Arnaud E., 1980, « À propos d’une technique nouvelle : le génogramme », Dialogue, Toulouse, érès, 1980, n° 70, p. 33-46.
[25] De Kernier N., 2008, « Quête d’intimité à l’adolescence et imagos parentales intrusives », Dialogue, Toulouse, érès, 2008/4 (n°182), p. 89-103.
[26] La peur de la mort est normale et il faut s’en défendre. Si l’angoisse de mort est intense, il faudra des moyens extraordinairement coûteux pour s’en protéger. Il faudra mobiliser une énorme quantité d’énergie et ce au détriment d’investissements positifs orientés vers la vie, vers la création. C’est un détournement d’énergie qui finit par installer la mort dans la vie.
[27] Freud S., 1920, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 41-112, p. 50.
[28] Pour S. Freud, d’un côté les forces d’unification et de la création, issues de la vie et de l’amour (Éros), ainsi cette pulsion permet de construire, créer, aimer, de l’autre côté les forces de désorganisation, de destruction et d’agression représentant la mort (Thanatos) c’est-à-dire la répétition, le refus de l’ouverture, le désir de retourner dans la fusion avec le sein maternel.
[29] Freud S., 1915b, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, 278 p, p. 9-40.