UNIVERSITÉ DE POITIERS
École Doctorale « Cognition, Comportements et Langage(s) » (ED 527)
Laboratoire Clinique de l’Acte et PsychoSexualité (EA 4050)
Nathalie PERNET
THÈSE
En vue de l’obtention du
Doctorat de Psychologie clinique
Étude clinique du rentissement psychique du suici de la figure paternelle sur le processus d'adolescence
Thèse dirigée par
Pascal-Henri KELLER
Et
Marion HAZA
Présentée et soutenue publiquement
Le 20 novembre 2015
Composition du jury :
Monsieur le Professeur Pascal-Henri KELLER, Directeur de thèse Université Poitiers
Madame Marion HAZA, Co-Directrice de thèse, Maître de Conférences Université Poitiers
Madame le Professeur Marie-Frédérique BACQUÉ, Rapporteur Université de Strasbourg
Monsieur le Professeur Florian HOUSSIER, rapporteur Université Paris 13
Monsieur Patrick BEN SOUSSAN, Pédopsychiatre
Centre Régional de Lutte contre le Cancer, Marseille
Monsieur Jean-Jacques CHAVAGNAT, Pédopsychiatre
Centre Hospitalier Henri Laborit, Poitiers
Monsieur le professeur Daniel DERIVOIS, Université de Bourgogne Franche-Comté
Madame Nathalie De KERNIER, Maître de Conférences, Université Paris 10
RENCONTRE CLINIQUE
Iris
Histoire
L’orientation de l'adolescente, prénommée Iris, au Centre Médico-Psycho-Pédagogique fait suite à une grande inquiétude qu'éprouve le corps enseignant relayée par le médecin et l'infirmière scolaires face à son comportement qui alerte la mère.
Iris vient de vivre le suicide de son père, mort en réanimation après une tentative de pendaison entraînant une anoxie cérébrale et un œdème cérébral. Iris a découvert son père, elle a appelé à l'aide et a tenté de soutenir, avec ses bras, le corps de son père jusqu'à l'arrivée des premiers secours.
Rencontre clinique
Lorsque je rencontre Iris, elle est âgée de presque 15 ans. Elle est accompagnée de sa mère. Dans la salle d’attente, assise sur une chaise, un casque audio posé sur les oreilles, elle écoute sa musique. Les cheveux châtains, longs et bouclés, sont tirés en queue de cheval. Les oreilles sont ornées de grandes créoles en argent. Un minuscule diamant orne sa narine droite. Le visage est sans maquillage. Le regard aux yeux noisette est franc et direct. La présentation vestimentaire est soignée, harmonieuse, sombre et neutre. La mère, assise à côté de sa fille, apparaît tendue, l'expression du visage est crispée, les cernes profondes, presque noires, accentuent cette impression de grande vulnérabilité.
Anamnèse
Iris est l'aînée d'une fratrie composée de quatre enfants, dont une sœur âgée de 11 ans, scolarisée en 6ème, un frère âgé de 8 ans qui suit sa scolarité en CE2.
Sa mère est âgée de 34 ans et son père est décédé à l’âge de 36 ans.
Après la naissance d'Iris, au cours de la latence, les parents sont éprouvés par un deuil périnatal, une interruption médicale de grossesse, déclenchée à 8 mois d'aménorrhée après le diagnostic anténatal d'une agénésie du corps calleux.[1] Ce bébé, un garçon, nommé et inscrit dans le livret de famille, repose dans le caveau familial où est enterré le père.
Iris est née à terme. Elle pesait 3980 grammes et mesurait 51 cm. La grossesse et l’accouchement se sont déroulés sans problème particulier. Le mode d'alimentation, choisi par la mère, fut le biberon. La maman était âgée de 19 ans, le papa de 21 ans.
Le processus du développement de la petite fille s'est déroulé normalement : la parole a été acquise à 2 ans, la marche à 11 mois, la propreté de jour et de nuit à 2 ans. C’était un bébé et une enfant qui n’a pas posé de difficulté de développement moteur et psychique.
Quant aux premières expériences de séparation, la maman explique que sa fille a pleuré les deux premiers matins de sa toute première scolarité.
Suivi psychothérapeutique
Iris décrit des troubles psychiques et corporels qui l'empêchent de vivre comme avant. Ses troubles du sommeil s'associent à des difficultés d'endormissement, une inquiétude intense pour sa mère. L'adolescente évoque non seulement la peur de perdre l'amour de sa mère mais sa colère qu'elle dirige vers ses grands-parents et sa tante paternelle qu'elle rend responsables du passage à l'acte de son père. Son discours est pris par le conflit grave qui opposait ses parents et sa famille.
Au cours de la première année
Iris fait le récit d'une expérience singulière, vécue au cours d'une séance d'éducation physique et sportive, dans le cadre du lycée.
Iris se souvient :
« En cours d’EPS, je suis allée boire, je suis retournée dans la salle puis plus rien... Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu ma prof près de moi… J’aime bien ma prof de sport. Elle est à l’écoute. Elle sait pour mon père. Elle comprend... »
Iris poursuit, concentrée sur ses souvenirs :
« Un autre jour, on devait courir... Sur la piste, je me suis sentie drôle. Je me suis sentie partir… faire un malaise. Je me suis allongée sur le sol et mes amies sont arrivées. Ma prof est arrivée et j'ai vu mon père aussi arriver. Et, contrairement à l’habitude, j’ai pleuré, vraiment pleuré comme si tout sortait de mon corps, en dehors. Ma prof ne savait pas quoi faire. Mes amies tentaient tant bien que mal de m’aider. Une de mes amies m’a dit : « il est où ton père que je le frappe ? » J’ai répondu : Mais tu ne le vois pas ? J’ai pensé : « il est parti ». Mes amies m’ont demandé ce que je ressentais à ce moment ? De la colère ont-elles questionné ? J’ai répondu : Non, pas de la colère, de la haine… Mes amies m'ont demandé : « Parce que tu as l’impression qu’il t’a abandonnée ? J'ai crié : « Oui ! Il m’a abandonnée. Il m’a lâchée. Il me détruit. Il pourrit ma vie. Il est dans mes pensées, dans mes cauchemars ».
Le sujet adolescent serait, par déplacement, le lieu où s’échouerait une problématique parentale. Cette problématique parentale aurait pour enjeu la perte d’un objet investi narcissiquement et l’ambivalence qui pousse jusqu’à ses extrêmes limites la férocité de l’idéalisation et de la haine. Il incarnerait cet objet à perdre et serait destiné à être celui qui, dans la perspective d’une filiation maternelle devrait obturer un processus de deuil pathologique dont l’issue, s’il n’avait pas été là pour payer de sa personne, devrait être un processus dépressif chez l’un des parents.
Elle livre le récit d'un rêve : [2]
Dès le début de la séance, Iris exprime une grande lassitude physique et psychologique. Se lever le matin pour aller au lycée est difficile. Son visage est pâle, des cernes ombrent ses yeux, elle soupire :
« J’ai des problèmes pour m’endormir. Depuis la dernière fois qu’on s’est vues. Une nuit, j’ai hurlé comme le dimanche où ça s’est passé. Je revivais la scène. J’ai hurlé et j’ai réveillé ma mère qui est venue me voir. Et c’était horrible pour elle comme pour moi. Ça a recommencé trois jours après. Elle m’a emmenée voir le médecin. J’ai un médicament que je prends le soir ».
Ψ : Vous souvenez-vous du nom du médicament ?
Iris fronce les sourcils, les lèvres pincées et les yeux levés, elle répond :
« C’est de l’Alprazolam. J’en prends un quand je pense trop le soir et une demi-heure après je suis endormie et je fais plus de cauchemars ».[3]
Ψ : Des cauchemars ?
« C’est bizarre. Dans mon cauchemar il y a mon grand-père, mon oncle et ma tante. J’essaie de savoir ce que mon père pense et je n’y arrive pas. Parce que, depuis sa mort, je me questionne : Est-ce que ça lui fait mal que je ne veuille plus voir sa famille ? Qu’est-ce qu’il pense de moi ? »
Au cours d'une séance, Iris exprime un mal-être diffus :
« Aveuglée par ce qu’il a fait, je m’en veux. Je me sens mal. Je me débats contre ce que je ressens, ma culpabilité et le chagrin de ma mère. Dans mes rêves, j’entends la voix d’un homme… celle de mon père. Je lui parle parfois… Et quand je me réveille, c’est difficile. Je m’en veux énormément. Tellement, j’étais aveuglée par ce qu’il a fait. Je m’en veux de ne pas l’avoir assez écouté... J’ai couru mais il n’était pas dans le garage. Alors, j’ai eu une intuition au moment où j’ai eu mal ».
Elle appuie ses deux mains contre sa poitrine et des larmes surgissent. Sa voix tremble, sa respiration s'accélère, elle hoquette...
« Je l’ai vu. Je m’en veux d’être arrivée trop tard. Voir ça… je fais des cauchemars… »
Au cours du second semestre de la première année du suivi, je suis interpellée par la mère d’Iris qui a découvert des traces de « coupures » sur un bras de sa fille. Iris se scarifie l’avant-bras.
Que signifie cet acte ? Quelle valeur transférentielle a-t-il ? Quel « feu » pulsionnel anime Iris, au cœur de son adolescence ?
Je suis confrontée à une jeune fille à la recherche de sensations. Ses affects n'ont pas pu trouver d'issues imaginaires. Il y a un retour sensoriel, une autostimulation par la douleur physique pour retrouver une conscience. S’agit-il-là d’expériences douloureuses indépendantes de ses besoins nostalgiques liées à la perte de l’objet primaire? Iris semble rechercher très fortement une représentation de l’endroit du corps qui serait la source d’une menace de séparation, investissement narcissique qui vide le moi.
« Je m’endors et tout recommence alors. Je vois la scène de la balançoire et mon père. Je m’habitue pas. C’est très particulier. Dans un rêve, mon père me disait de faire ça. J’ai fait deux traces sur mon bras. Je criais : « Non, c’est pas moi ! » Dans ma tête, il me disait de le faire. Je sais qu’il ne voudrait pas que je fasse ça. J’arrive à rejeter la voix en disant que c’est pas mon père qui parle, c’est ma tête qui déconne. Je ne me sens plus jamais soulagée. J’ai des douleurs aux épaules et à la tête… C’est embrouillé dans ma tête. Même quand je rêve… En ce moment, je dors vraiment mal comme au début, après la mort de mon père. Au lycée, je suis fatiguée ».
On peut dire, en paraphrasant J. Lacan, que l’expérience de l’acte suicide du père implique la rencontre avec « un innommable qui fait horreur » et qui laisse la réalité « en souffrance » : le réel est inassimilable par « l’homéostase subjectivante qui oriente tout le fonctionnement défini par le principe du plaisir », selon J. Lacan.[4] Il fait irruption entre perception et conscience comme trauma. Le contenu latent des rêves où transparaît ce que le sujet prétend cacher, à savoir que son père est, dans son désir, mort.
Ces rêves me mène à poser la question du trauma.
En 1919, S. Freud réintroduit cette notion en considérant le trauma comme « un événement qui dans la réalité redouble et réalise un désir de mort inconscient avec son corollaire, son « phénomène spécifique » : la douleur.
Le récit des rêves d’Iris ouvre la voie à la répétition et à la compulsion à la répétition. Particulièrement la répétition dans le rêve de la scène qui a constitué, dans la réalité, un choc traumatique, comme moyen qui, en étant au-delà du principe du plaisir, sert au travail douloureux de métabolisation psychique du trauma.
Dans la mise en scène du désir du rêve, ce qui y est représenté est la transposition, c’est-à-dire la « réalisation de ces désirs refoulés » d’une autre scène traumatique.
Je propose de modifier le rythme des séances. Elles sont rapprochées et cela procure un soulagement à l'adolescente et à sa mère. Les entretiens sont riches avec beaucoup d'échanges. Dans un autre contexte plus apaisé, elle me livre une représentation d'elle par rapport à son avenir. Elle veut poursuivre ses études pour devenir médecin et trouver un remède à la souffrance et au suicide.
Je suis rassurée qu'elle puisse avoir une image aussi belle d'elle dans le futur et je suis frappée par sa dimension réparatrice.
Les séances ne se ressemblent pas. Elles s’enrichissent d'associations, les siennes et les miennes. Ses capacités de symbolisation sont relancées ainsi que la figuration du lien transféro-contre transférentiel.
Ceci, grâce au cadre qui garantit la sécurité du processus et qui permet le déploiement et la perlaboration du monde interne de l'adolescente par la parole et le silence et dans une relation à deux.
Iris est régulière, elle est rarement en retard.
Après plusieurs semaines :
« Ça va mieux. Mes nuits sont moins dures. Mardi soir, j'ai pris conscience de ce que je faisais. Je me suis mise à pleurer, à m'excuser auprès de ma mère. Je me sens coupable du mal que je lui fais... Et du mal que je me fais ».
Cet extrait a été recueilli peu de temps après le début du suivi :
« Papa est venu me voir et me faire un bisou. J’ai rien remarqué. Depuis que Maman était partie, il venait souvent nous voir pour nous faire un bisou, à ma soeur et à moi. Je n’ai pas compris sur le coup. J’ai trouvé bizarre qu’il vienne dans la salle de bain… Après, quand ma grand-mère m’a demandé où il était, j’ai tout de suite compris. J’ai eu très peur. C’est difficile de me dire que je ne le verrai plus, que je ne l’entendrai plus ! C’est trop dur ! Du coup, j’efface ça. Je me dis qu’il est toujours là. Mais, chaque nuit, je n’y arrive pas et le cauchemar recommence… La voix tremble, le débit verbal ralentit, les larmes coulent... Aujourd'hui, je me pose un tas de questions. Est-ce qu’il avait vraiment envie de faire ça ? Est-ce que c’était vraiment pour en finir ? Ou bien est-ce que c’était juste un appel au secours ?... Sa lettre était faite avant qu’il… parte… Sa décision était déjà prise. Est-ce que j’aurais pu faire quelque chose ? Changer les choses ? C’est les questions que je me pose sans cesse… et, je sais pas. Est-ce que j’aurais pu faire autrement ? »
Ψ : C’est important ce secours que vous avez apporté à votre père ?
Iris :
« J’ai rien fait ! j’ai fait que crier, crier et protéger mon frère et ma sœur. J’ai essayé de le décrocher. J’ai pas réussi... »
Ψ : Oui, mais grâce à vos « cris », les voisins sont arrivés...
« Oui et ça c’est bien. Je me souviens. C’étaient des paroles que j’hurlais en fait… Je voulais pas qu’il parte comme ça. Mon père m’avait appris les gestes de secours. Aujourd’hui, j’ai tout perdu. J’ai pas su faire pour mon père. J’ai tout perdu. Je ne me pardonne pas. Je savais plus téléphoner. Mais là, je savais plus. Ça ne marchait plus. On m’a posé trop de questions aux urgences quand mon père est parti en réanimation. Ça me prend la tête ! Je sais pas comment me débarrasser de ces images ».
Un long silence accompagne son récit.
Ψ : Vous ne savez pas trop quoi faire ?
« Non ! Je ne sais pas ce que je dois faire. C’est le trou noir. Depuis le décès de mon père, je ne m’entends plus avec ma famille. Elle a tout mis sur le dos de ma mère. J’étais là ce jour-là ! J’entendais tout !... J’étais malade d’entendre ça. Pour moi, c’était un mal en lui. Il n’allait pas bien. Il avait surtout peur de perdre Maman ce qui fait… ça a peut-être été un élément déclencheur même si je n’arrive pas à y croire. Mais pour moi, ma mère n’y est pour rien. C’est mon père qui n’allait pas bien. Je le savais et ça… ça l’a dépassé… Je ne pensais pas qu’il allait faire ça. Je ne pensais pas que son mal était si grand. Et, je m’en veux et j’essaie de penser que ce n’est pas ma faute s’il a fait ça. C’est la faute de personne, juste ce mal qu’il avait ».
Ψ : Votre père est mort. Vous ne doutez pas de votre mère, mais plutôt de vous. Vous dites : « j’aurais pu l’aider, mais je n’ai pas vu… »
« C’est la vie si c’est arrivé… Cet écrit… qu’il avait préparé… où il explique ce qu’il a prémédité… ce qu’il va faire. C’est surtout ça qui me fait mal. Il m’a parlé. Et, il savait ce qu’il ferait. C’était trop tard. Quand je pense que si j’avais réagi le jour-même… il avait préparé son geste… Ne pas avoir vu qu’il allait aussi mal. Je m’en veux… Les gestes des premiers secours que j’avais appris, j’ai tout perdu. Rien ne venait. Je ne connaissais plus rien. Le voisin nous a lâchés après avoir dit que « c’était foutu, que c’était fini ». Je n’arrive pas à faire face. Je me souviens que j’espérais qu’on était arrivés à temps, que ça allait s’arranger… C’était trop tard pour son cerveau ».
Iris pleure, sa voix tremble. Le buste penché en avant, elle serre ses poings contre son ventre. Je tends la main, elle la saisit et serre fort.
« Il ne pouvait pas se cacher d’avoir mal. Un soir, il avait fait une crise. J’avais paniqué. Il a dit : « C’est rien. Ça m’est déjà arrivé… t’inquiètes pas… Je m’en veux... J’essaie de penser que c’est pas de ma faute. C’est pas de ma faute s’il a réussi !
Je me rappelle que ma grand-mère disait que cela était déjà arrivé. Je pensais que cela n’était pas normal. Il avait déjà fait ça ! »
Ψ : « Fait ça », qu’est-ce que vous voulez dire ?
« Il n’arrivait pas à respirer. J’ai eu peur… qu’il… C’est bête mais j’ai eu peur qu’il parte là ! J’ai eu peur qu’il meure devant moi. Et c’était… De le voir comme ça… c’était terrible. Ça m’a fait peur. Je savais pas comment l’aider. J’étais… à côté de lui. À un moment, j’ai reculé. Ça me faisait trop mal de le voir dans cet état (silence)... »
« Quand je pense à mon père, je pense à : « c’est trop tard ». À ce moment, j’étais devant le lycée, mon corps calé contre une barrière et j’ai attendu. J’ai attendu le temps qui passait. Du coup, une amie m’a engueulée : « Arrête de penser à ça ! Arrête de toujours penser à ça !
Une autre de mes amies disait : « Mais laisse-la ! Si elle a besoin d’en parler, laisse-la en parler ! J’ai fermé ma bouche et je suis allée en cours. Sur ma chaise, je ne bougeais plus. Dans ma tête, je disais : « Arrête d’y penser ! »... Mais, je ne pouvais pas. Alors, j’ai pris une feuille de papier et j’ai commencé à écrire. Le soir, en rentrant chez moi, j’ai pensé : « Ne garde pas cette feuille » Je décrivais tout… Je l’ai brûlée.
En cours, je me sens déconnectée. Je vais du côté du négatif. Parfois, je pense aux souvenirs que j’aie de lui. Et, d’un coup, je vois l’image de mon père pendu et toutes les fois où je suis allée le voir à l’hôpital. Je suis assise sur ma chaise et, comme je n’ai pas entendu le cours, j’ai comme l’impression de me réveiller. Les pensées, c’est la douleur… Pour moi, un père qui abandonne ses enfants, qui laisse ses enfants… plus de père… Ça me rappelle un documentaire sur l’histoire d’un homme, celui qui a inventé la machine à vapeur. Il laisse sa femme enceinte et son fils. Elle meurt en accouchant et le bébé aussi. Il repart et il laisse son fils âgé de cinq ans. Il ne reviendra jamais… Ma vie a basculé. Elle a été balancée contre la balançoire… La balançoire, c’est elle la responsable. Ça me déculpabilise un moment. Puis, quand je réfléchis, je me dis qu’il aurait trouvé autre chose. Il aurait pu faire pire. Et, il ne l’a pas fait. On avait des fusils à la maison, des fusils de chasse de son arrière grand-père et il avait un couteau de chasse aussi. Et, je me dis qu’il aurait pu, soit se tirer une balle et c’est arrivé à la mère de la cousine de mon prof de sport et, soit s’ouvrir les veines comme il fallait, soit s’ouvrir la gorge. Il aurait pu faire plein de choses. J’ai balancé ma vie en fait. C’est un mouvement répété… ça varie par rapport au temps… mais bon… je ne ferai plus jamais de balançoire. Non ! Ce n’est plus possible ! Je me sens concernée. J’ai lu quelque part qu’on disait plus de 1480 mensonges par an et que le premier qu’on disait c’était : « je vais bien ». Dans mon cas, c’est vrai. J’ai tendance à dire : « ça va... »
Ψ : Pouvez-vous dire qui était votre père pour vous ?
« C’était tout. C’est lui qui m’a fait naître, il m’a élevée. Il m’emmenait à l’école, à mes activités. C’était un repère. Je le faisais rire, j’essayais… Avant, quand il était là… maintenant je ne me souviens plus. Je ne revois pas son regard, je préfèrerais qu’il soit là… silence… La mort, c’est flou. La mort et mourir c’est pareil. Dans ma tête, je voulais le rejoindre mais je sais pas où il est. Je n’arrive pas à résoudre cette question. Où est parti Papa ? Mais je sais que le père que j’aime et que j’ai perdu, je ne le vois plus, je ne l’entends plus… Je me sens très égoïste quand je pense qu’il m’a abandonnée. Il a abandonné mon frère, ma sœur, ma mère aussi. Mais, je ne pense qu’à moi. Je me sens abandonnée. C’est incroyable, n’est-ce pas ? Je pense à ma blessure et pas à celle des autres. C’est quand même dégueulasse de penser qu’à soi. Depuis la mort de mon père, je suis en colère même si je respecte la parole de mon père qui m’a dit de ne pas lui en vouloir. Elle est là, à l’intérieur dans ma tête et dans mon cœur… J'ai du mal à penser à l'avenir... »
Ψ : Oui…
« La douleur a une image inacceptable, celle de mon père pendu. J'étais en colère après mon père. Il n’avait pas le droit de dire ça : « Si un jour je le fais, c'est que je ne vais pas bien. De toute façon, je ne suis pas un bon mari, ni un bon père ». Alors, je lui ai répondu d’arrêter de se faire des films... Jamais je ne pourrais penser que je n'aurais pas pu faire quelque chose ! J'ai mal parce qu’un an est passé et je ne le supporte pas et pourtant il me faut supporter son absence et le manque de mon père (…) Quand ça va pas, j’ai envie de me cacher… pas de disparaître, juste me cacher, pour un moment… À Maman, des fois je lui dis : « je veux rentrer dans ton ventre ». Alors, elle me répond : « Tu ne peux pas, tu es trop grande ». Dans ma tête, j’ai envie de revenir toute petite, vouloir recommencer… J'ai demandé à Maman de changer mon nom, porteur de violence et de meurtre... J'ai dit : je veux changer de nom ! »
Juliette, adolescente et héroïne du mythe littéraire occidental de Shakespeare, « Roméo et Juliette », évoque la haine dans l'amour lorsqu'elle parle de l'amour paternel : « La haine même qui a comme intention l'amour »[5] et de la rencontre avec Roméo : « Mon unique amour né de ma seule haine (...) Que je te doive aimer mon ennemi détesté ! » Le nom du père à renier et qui fait dire à Juliette : « Renie ton père et abdique ton nom (...) Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? » (p. 178).
Ψ : Recommencer ?
« Recommencer une nouvelle vie, reprendre la même vie mais pouvoir la modifier, pouvoir mieux protéger. Sauf que, si je fais ça… j’aurais pu empêcher mon père de faire ça. J’aurais pu empêcher que ma mère s’en aille. Faire plein de choses. Je veux retourner en enfance comme dans la magie. Je voudrais… Mais la réalité me rattrape. Je veux beaucoup de choses, un monde féérique… La réalité, c’est difficile. J’ai peur de devenir adulte. J’ai envie et j’ai pas envie. Le temps sans mon père va trop vite ».
Iris n’hésite pas à me faire part de ses inquiétudes au sujet de sa santé, de ses peurs, de son avenir. Nous essayons d’imaginer des façons d’aborder le problème. Nos rencontres sont parfois calmes et agréables mais le plus souvent, elles se révèlent difficiles et cachent des découvertes et de nombreuses surprises. Je l’écoute mais c’est avant tout le ton de sa voix qui me touche. Il exprime à la fois sa souffrance, sa difficulté à vivre, mais aussi sa détermination.
Peu de temps avant la fin de l'année scolaire, Iris arrive en vespa, vêtue d'un blouson bleu marine et d'un short beige, chaussée de tennis en toile beige. Sa longue chevelure est libre. Bronzée, elle me salue d'un sourire, son casque sous le bras et le sac calé sur l'épaule. D'emblée, après l'échange d'une poignée de main, je lui souhaite son nouvel anniversaire. En effet, elle a eu seize ans la veille. Elle s'asseoit sur le fauteuil, le regard exprime moins d'angoisse que la semaine dernière. Elle paraît plus détendue, plus ouverte. Cependant, j'observe qu'elle ne s'adosse pas au fauteuil.
Iris évoque un rêve :
« Je revivais… j’étais euh… comme si… je disais ce que j’avais dit. Je voyais ce que j’avais vu et je criais à tout le monde de m’aider. En y repensant, j’étais hypocrite parce que c’était « aidez-moi » alors que c’était l’aider-lui, aidez-nous à le sauver ! »
Ψ : Hypocrite ?
« Ben… en fait, je pensais qu’à moi. Je ne voyais que moi. Il n’y avait que moi qui avais
besoin d’aide. Je ne voyais pas les autres. C’était vraiment que moi ».
Ψ : Comment vous êtes-vous sentie au réveil ?
« J’étais en larmes, je transpirais beaucoup et j’avais mal au cœur... Je me débattais dans mon lit. Ma mère était aussi en pleurs… Silence… Quand elle m’a dit qu’elle n’avait pas pu me réveiller… »
Notons que le texte du rêve révèle du désir du rêveur : désir de mort à l’adresse de son père… alors reconnaissance des morts, reconnaissance d’un désir de mort… ou reconnaissance dont le prix est la mort d’un autre, le père ? Ce récit de rêve nous mène à poser la question du trauma tel que Freud le considère, c’est-à-dire comme « (…) un événement qui dans la réalité redouble et réalise un désir de mort inconscient avec son corollaire, son « phénomène spécifique » : la douleur ».[6]
Elle introduit la compulsion à la répétition et plus particulièrement la répétition dans le rêve de la scène qui a constitué, dans la réalité, un choc traumatique, comme moyen qui, tout en étant au-delà du principe du plaisir, sert au travail pénible de symbolisation psychique du trauma.
Le parent qui reste vivant
Voici la présentation d'un extrait du témoignage de la mère d'Iris concernant sa propre histoire personnelle, familiale et singulière. Cet extrait a été recueilli au cours de la deuxième année du suivi. Elle raconte la perte de sa mère morte après une longue période d'invalidité de plus en plus grave. La mère d'Iris est orpheline de sa mère au temps de l'adolescence lorsqu'elle était âgée de 14 ans. Cette rencontre me touche par son intensité émotionnelle.
Mère :
« À 14 ans, je n'avais plus ma Maman. Elle est morte dans un service de psychiatrie. Elle était âgée de 37 ans. Je me souviens de ses beaux cheveux noirs que j’aimais caresser. Elle m’écoutait. Je lui racontais mes journées au collège, mes copines. Elle me regardait de ses grands yeux noirs. Et, je ressentais un grand chagrin dans ma poitrine. Parfois, je n’arrivais plus à respirer. J’avais envie de l’entendre… Mais, il y avait longtemps qu’elle avait perdu l’usage de la parole.
Avant ma conception, mes parents ont un grave accident de voiture. Tous les deux sont dans le coma. Ma mère était passagère à l'arrière. Ils ont réappris à se connaître. Puis la maladie de ma mère se déclenche. Elle est atteinte de la maladie de Huntington.[7] Mes parents se séparent. À l'âge de trois ans, mon père vient me chercher. Ma mère entre à l’hôpital où elle sera, à de nombreuses reprises internée. À partir de mes neuf ans, elle sera définitivement hospitalisée jusqu’à sa mort. Elle avait perdu toute autonomie. Je me souviens que ma mère adorait faire la pâtisserie... Je l’ai perdue tellement de fois…»
Le débit verbal est lent, entrecoupé de silence. Le regard est penché sur ses mains jointes. Les longs cheveux cachent le haut du visage. Le corps est légèrement incliné. Sa posture irradie le chagrin et la douleur. Un très long silence s'installe… que j’associe à un temps de recueillement. Puis, lentement, elle se redresse, elle respire profondément et poursuit le récit de son histoire :
« Mon père qui était marin a rencontré d'autres femmes. Elles ne me souhaitaient pas. À quinze ans, je vivais seule dans un appartement. Mon père passait me voir tous les quinze jours. Il me donnait deux cents francs. À quinze ans, je rencontre C. Il était en apprentissage de mécanique. Je vais très vite aller vivre chez sa mère et je ne retournerais jamais dans l'appartement… Quand ma fille est née, j'étais âgée de 19 ans. Je voulais des enfants même si ma mère était morte d'une maladie génétique héréditaire. Ma fille porte, en deuxième prénom, celui de ma mère. Il fallait que j’aie dix huit ans pour faire le test génétique. Mon compagnon n'a jamais voulu que je fasse ce test. Il avait peur du résultat. J’ai redouté que mes enfants soient porteurs de la maladie. Ma famille, du côté de ma mère, a tellement souffert de deuils. J’ai un de mes cousins, qui s’est suicidé, après le diagnostic de la maladie. Il avait trente ans (Cf. Korff-Sausse S, 2010).[8] Je prends la décision, seule, sans rien dire à personne, de faire le test. Je vais aller au CHU. Le test a révélé que je n’étais pas porteuse du gène de la maladie de Huntington. Donc, je ne la déclarerai jamais et mes enfants ne seront jamais malades. À partir de ce moment, j’ai pris conscience de mon existence, de mon blocage émotionnel. J’étais comme une pierre, je ne ressentais rien… comme … euh… figée … (Cf. Garguilo M, Salvador M, 2009).[9] Avec vous, aujourd’hui, je revis intérieurement ce moment… J’entends encore mon cri intérieur : « Maman ! » Un cri contenu en moi-même depuis si longtemps… qui m’emprisonne encore. Je connais ce lien qui me relie à ma mère et à mes enfants… qui sont pour moi la source de mes plus grandes joies et de mes plus grandes peurs... Enfant, quand je lui rendais visite à l’hôpital, j’étais anéantie par mon impuissance. Elle était si vulnérable et si seule. Je n’ai pas pleuré. Les larmes ne coulaient pas… J’étais en colère et je criais dans ma tête : « Pourquoi, pourquoi ? » Puis, aujourd’hui, la mort du père de mes enfants… Je ne peux pas abandonner cette culpabilité ! (...)
Elle hausse les épaules… comme si sortir de l’héritage infernal de la maladie ne serait pas réglé.
(...) La honte de la maladie de ma mère et maintenant la honte du suicide du père de mes enfants… J’ai une grande colère en moi, parce que je me sens humiliée. Je suis accusée de l’avoir tué en le quittant. Je n’ai pas eu l'autorisation de venir à ses obsèques… Je me replie à l’intérieur de moi, et je retrouve ma solitude, mon désespoir face à ce nouveau deuil.
Lui aussi, sa vie n’a pas été facile. Il n’a pas trouvé l’issue pour sortir de sa souffrance. Je n’ai jamais pu me reposer auprès de lui. J’avais souffert d’un manque d’attention, d’affection, et parler de moi a toujours été difficile. Je me sens vulnérable et, depuis la mort de C., je m’épuise à cacher ma souffrance. Mes enfants ont tellement besoin de moi et moi d’eux. Parfois, les soirs où les enfants dorment, je crie le nom de ma mère. J’aimerais tant qu’elle soit auprès de moi… Je me sens abandonnée, très seule souvent… Je me souviens qu'Iris avait peur. Tout au long de cette année, elle avait peur. Elle disait qu’il allait arriver quelque chose de grave. Souvent, elle s’inquiétait pour moi, elle me demandait sans cesse si j’allais bien… »
Cette dernière phrase de la mère d’Iris suggère que la mise en scène du désir du rêve, le drame qui s’y déroule, c’est-à-dire ce qui y est représenté, est la transposition – réalisation de ces désirs refoulés – d’une autre scène traumatique, qui lui sert de support, la douleur traumatique de la mort du bébé. La mère d’Iris évoque un pressentiment qui, selon S. Freud « ne correspondaient avec aucune réalité extérieure ». Ceci marque une douleur psychique liée à ce vœu réalisé : la mort du frère, dont la représentation déplacée dans le rêve est incarnée par le père qui meurt. Iris devine la mort d’un de ses parents. Le père décédé représente le rival, haï. La vision télépathique se réfère à la mort et aux possibilités de mort. Les pressentiments funestes abritent des désirs inconscients de mort particulièrement intenses contre le père de l’adolescente. Quel destin alors quand de tels désirs de mort se réalisent ? L’effet risque d’être le trauma à travers la douleur, phénomène spécifique du trauma.
Dans un autre contexte, l’accompagnement du parent qui reste vivant à côté de celui de sa fille adolescente me paraît fondamental. C’est un espace d’expression des émotions et des ressentis, un espace pour les larmes, les douleurs enfouies… qui permet à cette mère de nommer ce qu’elle a reçu de sa mère, de retrouver le chemin du dialogue avec son père. En effet, la disparition de la mère à l’adolescence engage des remaniements psychiques du processus d’adolescence. Sur le plan affectif, le déroulement de ces expériences de séparation et de perte a laissé la jeune fille (mère d’Iris) dans un désarroi et un vécu d'abandon par le père. Ses visites à l'hôpital l'ont confrontée à la dégradation psychique et physique de sa mère. Dans l'après-coup du décès, elle explique qu'elle ne peut pas se confier à son père. Il n'aurait pas été suffisamment étayant. Elle se trouve donc livrée à elle-même sans références adultes excepté la rencontre de son futur compagnon et la mère de celui-ci qui va la recueillir.
Quant aux effets psychiques traumatiques de la maladie, du risque de la mort, qu’en est-il de la vie psychique familiale dans le cadre de cette maladie héréditaire qui conduit à la question de la transmission psychique de cette maladie génétique ? La transmission d’une maladie sur un mode autosomique dominant induit que chaque enfant, d’un parent atteint ou porteur, a 50% de risque d’être à son tour porteur et transmetteur du gène délétère. Ainsi, la culpabilité de la transmission d’une vie marquée par les blessures et les pertes pourrait être l’occasion d’une réactualisation de culpabilités plus anciennes,[10] œdipiennes. La mort de la mère survient au temps de l’adolescence, au temps de sa capacité à enfanter. La culpabilité pourrait valoir comme retournement autopunitif d’un sentiment de haine à l’égard de la mère, invalidée dans son statut parental. Un parent qui disparaît à un moment clef de la constitution identitaire peut amener le sujet adolescent à se dire que la réalité exauce ses désirs inconscients de meurtre du parent disparu.
Analyse
Le récit de vie d’Iris raconte la dislocation du couple parental, le climat menaçant qui l’accompagnait contraignant le sujet adolescent à une régression importante, où le lien anaclitique à la mère retrouve de sa vigueur. Ainsi, à la culpabilité liée à la déloyauté aux parents s’ajoute la culpabilité refoulée du désir de destruction à l’égard de ses parents, eux-mêmes menacés dans la réalité externe. Durant les mois précédents, l'éprouvé a été tel qu'il a débordé les capacités adaptatives du moi de l'adolescente.
Acte suicide de la figure paternelle et perte des idéaux
Le suicide du père peut être qualifié d'événement traumatique dans le sens où il entre en résonance avec les désirs ou craintes fantasmatiques actuels du sujet adolescent. Ce qui a suscité et suscite encore un sentiment de culpabilité intense :
« Aveuglée par ce qu’il a fait, je m’en veux. Je me sens mal. Je me débats contre ce que je ressens, ma culpabilité et le chagrin de ma mère. Dans mes rêves, j’entends la voix d’un homme… celle de mon père. Je lui parle parfois… Et quand je me réveille, c’est difficile. Je m’en veux énormément ».
J’observe un mécanisme de défense qui naît du conflit d’ambivalence, c’est-à-dire que la haine augmente et se retourne contre l’objet d’amour perdu et aimé. Cette haine s’exprime par un sentiment de triomphe sur la mort ( Klein M, Abraham K, Winnicott D.-W.). Le désir de mort à l’égard des parents s’est réalisé dans la réalité.
« Aveuglée par ce qu’il a fait, je m’en veux. Je me sens mal » : le sentiment de culpabilité s’accroît au fil des mois. Iris réalise le caractère définitif de l’acte suicide de son père dans l’après-coup de la séparation irréversible de la perte. Par conséquent, le sentiment de culpabilité persécutrice révèle des angoisses de persécution et des menaces de destruction du moi et de l’objet interne bon : « Dans un rêve, mon père me disait de faire ça. J’ai fait deux traces sur mon bras (…) ». L’intensité de l’angoisse et de la souffrance provoque une régression et l’utilisation de mécanismes de défense primitifs (déni, clivage, idéalisation, identification à l’objet idéalisé et projection).
Par ailleurs, enfant, Iris n'a pas pu véritablement se construire un espace psychique propre. Constamment envahie par le monde interne des parents, elle n'a pas pu organiser son psychisme de façon structurante en articulant les scénarios fantasmatiques issus de son monde interne avec le vécu intersubjectif partagé avec sa famille.
Dans quelle mesure, cette expérience d’effraction psychique traumatique a-t-elle conduit l'enfant puis l’adolescente à prendre en charge les désirs des adultes ?
Acte suicide de la figure paternelle et liens aux objets
La crise pubertaire de l'adolescente a réactivé les conflits œdipiens des parents. Ce qui suppose un remaniement de leurs défenses. Dans les relations que l'adolescente entretient avec ses parents, je retiens les dimensions verbales et non verbales mais aussi para-verbales et corporelles de l'interaction. Les mots, déposés dans l'espace intersubjectif, sont chargés d'affect. Ils concernent la vie psychique des parents, leur histoire, leurs fantasmes, leurs imagos et leurs symptômes que révèlent les entretiens avec Iris.
Je m'interroge sur l'impact de la mort du père et la difficulté de la mère à vivre ses deuils, celui de sa propre mère et celui de son bébé.
Iris se situe dans une temporalité dont la dynamique d’autonomisation s’intrique à la séparation psychique avec son père : passage de l’indépendance avec ce que cela suppose d’affirmation de soi comme sujet sous l’effet du remaniement pubertaire lié aux transformations corporelles.
Les éléments sur lesquels je peux faire des hypothèses sont les représentations repérables dans le discours d'Iris du vécu de la figure maternelle, c'est-à-dire sa mère interne et non pas sa mère réelle.
Au regard de l'importance accordée à ce frère mort, nommé dans le récit de l'adolescente, ce deuil a réactivé la perte du père dont les cicatrices ne sont, semble-t-il, pas guéries. Le récit témoigne d'une parole et d'un conflit qui ne peuvent s'exprimer. L'élaboration difficile contraint l'adolescente à la mise en scène. La scène comporte des adresses à des personnes auxquelles elle est destinée.[11]
- Kaës (1993) théorise, à la suite de W. Bion, sur la transmission psychique inconsciente.[12]
Le frère incarnerait cette dimension négative de la transmission, dans le sens où elle instaure une place spécifique. Place vide, en creux, celle d'un frère qui, de génération en génération, est reproduit « brute » au sens de D. W. Winnicott, sans élaboration, sans transformation, c'est-à-dire sans transmission, au sens d'énonciation de ce qui a été perdu, perdu dans la réalité et perdu dans l'autre.
Retentissement sur le processus d’adolescence
L’adolescente, endeuillée de son père et d’un frère, se situe à l’entrecroisement de la réalité matérielle, c’est-à-dire la mort et la réalité psychique. Au-delà des situations concrètes, où la mort se fait présente, il semble qu’elle ait une position particulière dans la dynamique de l’adolescence. En effet, le caractère du processus d’adolescence est sa dynamique de développement rapide et désordonnée, ses difficultés à s’adapter aux changements affectifs, psychologiques, corporels, relationnels, l’émergence d’une sexualité qui veut être partagée. La recrudescence de la violence intérieure convoque l’enfance et l’incertitude du devenir adulte.
Iris, en quête narcissique d’une image de soi, a recours à l’acte (malaises corporels, scarifications, tatouage) qui représente une manière de se protéger, de se défendre par le déni et le clivage d’où échec du refoulement. Le conflit interne n’est pas toléré par le moi du sujet, ce qui le conduit à l’acte pour l’expulser. Cette décharge pulsionnelle montre comment le moi adolescent est submergé par une réalité interne qu’il cherche à contre-investir : « Un autre jour, on devait courir... Sur la piste, je me suis sentie drôle. Je me suis sentie partir… faire un malaise » ; « Oui ! Il m’a abandonnée. Il m’a lâchée. Il me détruit. Il pourrit ma vie… » ; Dans un rêve, mon père me disait de faire ça. J’ai fait deux traces sur mon bras. Je criais : « Non, c’est pas moi ! »
Ces manifestations d’angoisse profonde d’effondrement font exploser la liaison entre le dehors et le dedans. Iris tente de résoudre une tension psychique traumatique non symbolisée en la réalisant dans le réel : « Je m’endors et tout recommence alors. Je vois la scène de la balançoire et mon père. Je m’habitue pas. C’est très particulier ». L’acte suicide entrave le processus d’adolescence dans sa fonction d’élaboration de la « violence pubertaire ». Le processus d’adolescence conduit le sujet à la constitution de la sexualité génitale, de la structuration œdipienne de la différence des sexes et des générations. En conséquence, la relation aux objets et à soi-même constitue une menace narcissique douloureuse « … quand je pense qu’il m’a abandonnée. Il a abandonné mon frère, ma sœur, ma mère aussi. Mais, je ne pense qu’à moi. Je me sens abandonnée ».
Le suicide est vécu comme une expérience d’abandon qui représente une défaillance de l’environnement familial dans un défaut identificatoire.
Le suivi psychothérapeutique favorise le travail de symbolisation et de refoulement qui permet d’atténuer le fonctionnement par les conduites. L’appropriation subjective de ses conduites et de ses enjeux fantasmatiques ont été en mesure de s’opérer au sein du cadre thérapeutique qui ouvre sur une élaboration, dans l’après-coup de ces réalisations.
D’ailleurs, le tatouage du symbole de l’infini associé par moi, à la métaphore du nœud explique ce que P. Legendre dit : « … l’affreux est là, dans l’indémêlable d’une situation de confusion où l’intrication de chacun avec tous n’est même plus discernable ». La question se pose de savoir comment se constitue la structuration œdipienne du processus d’adolescence lorsque meurt la figure paternelle ?
Mouvements transférentiels
La relation intersubjective proposée par la rencontre avec l'adolescente et le thérapeute met à disposition du sujet une partie de son espace psychique. Tout en gardant une autre partie de son monde interne disponible pour l'analyse de la dynamique transféro-contre-transférentielle en cours. Cette relation intersubjective se construit pour amener l’adolescente à venir en séance. Cela conduit à partager, dans cet espace intersubjectif, des éléments nouveaux avec elle pour qu'elle les élabore à son tour.
L’état dépressif de l’adolescente a sollicité mon contre-transfert sur un versant douloureux. Une des difficultés rencontrées dans le contre-transfert, c’est penser la protection du sujet adolescent pour préserver ce lien, dans une temporalité non définie.[13]
- W Winnicott parle de la survie de l’analyste comme facteur dynamique qui permet de surmonter les moments difficiles vécus dans le transfert.
Dès le début du suivi psychothérapeutique, la psychologue que je suis est sollicitée et investie, dans un espoir de réponse au prix de la douleur aiguë de la perte du père.
Il s’agit, pour moi, de survivre aux attaques de colère que je pense porteuse d’investissement vivant. Cet éprouvé contre-transférentiel me presse à souhaiter soulager la douleur quand bien même mon expérience personnelle de séparation et de deuil me rappelle la nécessité d’un nouveau mouvement intérieur d’espoir.
Avec Iris, il faut survivre au ressentiment face à l’objet mort du fait qu’il est mort mais qu’il a emporté, avec lui, des parties du self du sujet adolescent orphelin.
[1] Kahle W., Cabrol C., 1979, « Système nerveux et organe des sens », Anatomie, t 3, : 1ère Édition, Paris, Flammarion.
Agénésie du corps calleux : « Le corps calleux est une structure, formée de substance blanche, qui relie les deux hémisphères cérébraux. C’est le corps calleux, composé de fibres nerveuses qui permet le partage des informations entre les hémisphères cérébraux droit et gauche. Cela permet de traiter et de combiner les données traitées par les hémisphères. L’agénésie du corps calleux correspond à l’absence de formation du corps calleux lors du développement du fœtus ».
[2] Le concept de « rêve traumatique » pourrait être compris comme une formation théorique de compromis, selon M. Haza (Séminaire doctoral, université de Poitiers, juin 2014). Il serait « symptôme » qui condenserait d’une part, le but du rêve, à l’intérieur du principe du plaisir, c'est-à-dire la réalisation déguisée d’un désir inconscient, et d’autre part, la collusion traumatique – au-delà du principe du plaisir – entre le désir et sa réalisation réelle, qui après-coup, sera entendue comme un phénomène télépathique. Le rêve traumatique tendrait donc un pont entre le retour du refoulé et le retour inquiétant, étrange du double. (Rivière M, Haza M, 2013)
[3] Derrida J., 1972, « La pharmacie de Platon », La dissémination, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, p. 71-197.
Ne plus penser, élision du temps que seul le pouvoir de pharmakon, qui dans la tradition grecque, signifiait remède et poison, pouvait arrêter la répétition de la pensée. « Pharmacée est aussi un nom commun qui signifie l’administration du Pharmakon, de la drogue ».
[4] LACAN J., Encore, Op. cit., p. 55.
[5] Shakespeare., 1979, Roméo et Juliette, trad. F-V Hugo, Paris, Flammarion, p. 178.
[6] Dans « l’Au-delà du Principe du Plaisir », rédigé dès 1919, la douleur est définie comme « le phénomène spécifique du trauma ».
[7] Caboche J., Charvin D., 2006, « À la recherche d’un rôle de la dopamine dans la maladie de Huntington », MS: médecine/sciences et Éditions EDK, Volume 22, numéro 2, février 2006, p. 115-117, p. 115.
« La maladie de Huntington (MH) est une maladie neurodégénérative caractérisée par l’apparition progressive de mouvements involontaires de type choréique, des troubles de l’équilibre et des désordres psychiatriques qui apparaissent progressivement. L’issue en est fatale entre 15 et 20 ans après l’apparition des premiers symptômes. Cette maladie héréditaire dominante autosomique est due à la présence anormale de répétitions CAG, codant la glutamine (polyQ), au niveau du gène IT15 qui code la huntingtine [1]. La pathogénie de la MH semble liée à la fois à une perte de fonction de la huntingtine normale et à une toxicité liée à la mutation. Si le rôle précis de la huntingtine normale demeure mal connu - elle a été impliquée dans de multiples fonctions dont la régulation de la transcription, le trafic cellulaire, l’assemblage protéique - elle joue un rôle important dans la neurogenèse au cours du développement. La mutation (polyQ-Htt) induisant des changements de conformation, la huntingtine peut alors être clivée par des caspases, ce qui donne naissance à des fragments amino-terminaux qui s’accumulent pour former des agrégats intraneuronaux insolubles dans les neurites, le cytoplasme et le noyau des cellules. Certains auteurs pensent que ces agrégats sont toxiques parce qu’ils bloquent des fonctions cellulaires vitales : transport axonal, régulation de la transcription de gènes de survie [2-4]. D’autres suggèrent qu’ils sont neuroprotecteurs, et constituent une forme de protection de la cellule contre la toxicité de la forme soluble de polyQ-Htt [5]. Quoi qu’il en soit, ces agrégats représentent la « signature » d’une souffrance neuronale. Il n’existe aucun traitement de la MH à l’heure actuelle ».
[8] Korff-Sausse S., 2010, « Filiation fautive, transmission dangereuse, procréation interdite. L’identité sexuée de la personne handicapée : une pièce en trois actes », dans A. Ciccone (sous la direction de), Handicap, identité sexuée et vie sexuelle, Toulouse, érès, p. 43-60.
[9] Garguillo M., Salvador M., 2009, Vivre avec une maladie génétique, Paris, Albin Michel.
[10] Ciccone A., 2012, La transmission psychique inconsciente, 2ème édition, Paris, Dunod, 249 p.
[11] Françoise Dolto, dans son ouvrage intitulé Parler de la mort, explique la fonction primordiale car structurante pour les générations futures d'une parole qui nomme une mort passée : « C'est pour cela qu'il faut qu'un enfant mort fasse partie de la famille pour les enfants vivants, non pas en tristesse mais en vie symbolique ; il soutient les vivants parce qu'il en fait partie, définitivement, du fait qu'il a été aimé pendant quelques mois de gestation ou quelques mois jusqu'à sa naissance, ou même quelques mois de vie ».
[12] « Les objets psychiques inconscients transformables auraient la structure d'un lapsus ou d'un symptôme. Ils se transforment naturellement au sein des familles : ils forment la base et la matière psychique de l'histoire que les familles transmettent à leurs descendants de génération en génération. Les objets non transformables sont « bruts », ils restent enkystés, incorporés, inertes. Ils ne vont être transférés que sur un mode d'identification adhésive ou projective. R. Kaës explique que « C'est à partir de ce qui est non seulement faille et manque que s'organise la transmission, mais également à partir de ce qui n'est pas advenu, de ce qui est absence d'inscription et de représentation, de ce qui, sur le mode de l'encryptage, est en stase d'être inscrit. (...) À partir des différentes modalités du négatif, s'organise la transmission directe de l'affect, de l'objet bizarre ou du signifiant brut, sans espace de reprise et de transformations, sans étayage en quelque sorte (...) C'est à cette non-inscription que fait allusion Winnicott (1975) lorsqu'il parle d'un « vécu-non-vécu et toujours à revivre » et de la crainte d'un effondrement qui a déjà eu lieu, mais sans que le moi soit capable de métaboliser ce qui était alors vécu hors de toute représentation de mots, dans la défaillance probable de ce que Aulagnier (1975) nomme la fonction de porte-parole ». p. 13.
[13] Winnicott D. W., 1969, « L’usage de l’objet et le mode de relation à l’objet au travers des identifications », La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, trad. J. Kalmanovitch et M. Gribinski, 2000, Paris, Gallimard, p. 230-242.