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 université Poitiers                                                              CAPS

 

UNIVERSITÉ DE POITIERS

École Doctorale « Cognition, Comportements et Langage(s) » (ED 527)

Laboratoire Clinique de l’Acte et PsychoSexualité (EA 4050)

 

Nathalie PERNET

THÈSE

En vue de l’obtention du

Doctorat de Psychologie clinique

 

Étude clinique du retentissement psychique du suicide de la figure paternelle

Sur le processus d’adolescence

Thèse dirigée par

Pascal-Henri KELLER

Et

Marion HAZA

Présentée et soutenue publiquement

Le 20 novembre 2015

 

Composition du jury :

Monsieur le Professeur Pascal-Henri KELLER, Directeur de thèse Université Poitiers

Madame Marion HAZA, Co-Directrice de thèse, Maître de Conférences Université Poitiers

Madame le Professeur Marie-Frédérique BACQUÉ, Rapporteur Université de Strasbourg

Monsieur le Professeur Florian HOUSSIER, rapporteur Université Paris 13

Monsieur Patrick BEN SOUSSAN, Pédopsychiatre

Centre Régional de Lutte contre le Cancer, Marseille

Monsieur Jean-Jacques CHAVAGNAT, Pédopsychiatre

Centre Hospitalier Henri Laborit, Poitiers

Monsieur le professeur Daniel DERIVOIS, Université de Bourgogne Franche-Comté

Madame Nathalie De KERNIER, Maître de Conférences, Université Paris 10

 

 

Journées doctorales thématiques

Traversées, Passages, Itinéraires

Université de La Rochelle

17 et 18 mars 2014

 

Traversées rêvées, représentations et imaginaires

La traversée du deuil, une expérience de l’absence

Je remercie le Comité scientifique et le Comité d’organisation de l’École Doctorale Lettres, Pensées, Arts et Histoire de l’Université de La Rochelle de retenir le sujet de ma communication.

Doctorante au laboratoire CAPS (Clinique de l’Acte et PsychoSexualité) de l’Université de Poitiers, l’objet de ma recherche est l’étude du retentissement du suicide du père au cours de l’adolescence.

En conséquence, dans la proposition de ma présentation, j’ai le souci de montrer, à partir de ma recherche l’intérêt que je porte aux croisements interdisciplinaires. Ceci afin d’initier des perspectives et des ressources intellectuelles d’autres disciplines et d’établir ainsi des liens avec d’autres doctorants.

Je vous propose un petit parcours dans le temps…

Introduction :

Je l’aborde sous deux angles :

1/ D’abord la question de la temporalité du point de vue de la Psychanalyse.

Elle sera confrontée avec la problématique de la mort et la traversée du deuil, une expérience de l’absence. Ce point sera illustré par le cas clinique de Louise, endeuillée de sa sœur adolescente  assassinée.

2/ Ensuite, la question de la temporalité du point de vue de la Philosophie en m’appuyant sur l’ouvrage de Saint Augustin, intitulé, Confessions.[1]

1/ La temporalité du point de vue de la psychanalyse

« Je suis devant ta mort comme devant une énigme ».[2]

Pour Freud, comme Œdipe devant le sphinx, « le deuil est une énigme, un phénomène qu’on ne tire pas au clair et qui ramène à des choses obscures ».[3]

Tout être humain s'organise autour d'un équilibre psychique. La survenue d'un événement traumatique réel peut provoquer un ensemble de phénomènes corporels et psychiques qui déstabilise l'équilibre précédent.

Louise est  une jeune femme endeuillée de sa sœur Jeanne assassinée à l’âge de 15 ans.

Je l’écoute, mais c’est avant tout le ton de sa voix qui me touche.

Il exprime à la fois sa souffrance, sa détermination, sa volonté, son goût de survivre.

Elle porte les marques physiques de l’événement : les traits tirés et les épaules voûtées. Son regard demeure absent. L’élocution verbale est lente, entrecoupée de silence s’apparentant à un appauvrissement de la quantité d’énergie libidinale. L’expression verbale semble coûteuse et nécessiter un effort pour se représenter. Les larmes étouffent sa voix. Son corps est penché légèrement en avant. Les mains entrecroisées sont pressées contre la poitrine. Elle dit ne pas se sentir bien.

Elle décrit des troubles corporels qui l’empêchent de vivre telle une insomnie quasi-totale : « Il n’y a plus de repos. La douleur c’est la nuit, c’est le jour, c’est tout le temps… », des crises d’angoisse accompagnées de tachycardie, des épisodes de vertiges associés à des maux de tête : « Je n’ai plus la force physique d’avant, je ressens une grande fatigue qui ne part pas ».

Louise se plaint de douleurs physiques intenses à la nuque, au dos, aux mains. Ces manifestations corporelles sont apparues après l’annonce de la mort : « Lorsque je parviens à m’endormir, je me réveille avec le sentiment qui ne me quitte pas que c’est peut-être mon dernier jour ».

En pleurs, elle évoque la cérémonie qui fut pour elle « une épreuve terrible, les journalistes et leurs photos… La famille tentait d’entourer les enfants, le cercueil. Je ne sais pas quoi en faire de ce criminel. Il a détruit la famille. Quelque chose est cassée. Il n’a pas tué que Jeanne, il nous a tous tués. Je ne veux pas m’approcher de ce qu’il peut me faire vivre. Alors, je reste loin, suffisamment pour demeurer incapable de nommer ce qu’il a fait ».

Louise voudrait pouvoir porter l’immense peine de ses parents, dont elle est témoin chaque jour et qui rend son deuil si difficile. Elle doit, dans la tempête, assumer le quotidien quelque soient ses états d’âme.

Elle décrit des troubles cognitifs : une altération de la mémoire, des difficultés d’attention et de concentration. Louise perçoit une irritabilité envers son environnement affectif qui entraîne une diminution de l’activité relationnelle et des conduites d’évitement quant aux actes de la vie quotidienne.

S’ajoute un désintérêt pour le monde extérieur qu’elle illustre par ces propos : «  J’ai l’impression de ne pas être dans ce monde. Je me sens comme déconnectée de la vie. Je provoque la gêne, la peur... ».

Louise dit se sentir agitée et parfois figée : « après avoir cessé de pleurer et lorsque les larmes reprennent, là où le chagrin me rend inhumaine ».

Elle présente un repli sur elle-même « souffrir en silence… Comment taire un tel événement, le plus grave de ma vie ? Comment parler d’autre chose ? Je passe mon temps à penser à elle. Ce temps est intolérable et pourtant il me faut le tolérer parce que je n’ai pas le choix… »

Des angoisses massives surgissent et la confronte à des images qui réactivent le traumatisme. Elle décrit, d’une voix lente, entrecoupée de silence l’impression «d’un désastre … la profondeur d’un gouffre où je tombe…  je me sens écrasée… »

Et une notion du temps modifié : « comme dilaté…  J’ai l’impression de succomber à l’hébétude, à un effondrement ».

Comme une présence insoutenable, dans un temps présent difficile, rempli d’angoisse, Louise ne cesse de s’adresser à elle. La force du souvenir ranime la représentation de la mort et la douleur fait retour. L’absence dure. Distorsion singulière du temps et du discours de l’absence irréversible du deuil, dans le sens où l’autre est absent et présent de façon insoutenable. Néanmoins, la distorsion du temps peut être transformée par le langage qui naîtrait de l’absence. Or, il n’y a d’absence que de l’autre : c’est l’autre qui part, c’est moi qui reste.

« Cette absence n’est rien d’autre que l’oubli » explique Louise. Elle semble figée entre deux temps : le temps de la référence (le passé), « Jeanne est morte » et le temps de la présence, comme un morceau d’angoisse puisque je m’adresse à toi : « tu es là ». Par la condition de sa survie, n’est-elle pas dans l’oubli, quelques fois, par intermittence, car alors elle mourrait par excès de fatigue ?

Mis en suspens, le temps psychique est assujetti à différents temps, nécessaires pour transformer la traversée du deuil en un travail de symbolisation à laquelle une signification, peut être donnée. Il faudra tout le temps des enquêtes médicale et judiciaire pour que ces temporalités se rassemblent et que le sujet retrouve un temps propre.

La temporalité et la perte des repères psychiques sont d'autant plus perturbées que le sujet endeuillé doit réaliser un travail d'une prodigieuse violence et particulièrement déstructurant pour lui.

En effet, dans une double identification, le sujet s’identifie au défunt et à l’agresseur pour tenter de comprendre l’indicible, l’innommable afin que l’acte de meurtre soit réintroduit dans une signification.

Il en ressort que l'expérience traumatique constituerait une zone de grande vulnérabilité psychique et somatique. En effet, le corps du sujet endeuillé, en tant que structure intermédiaire de l’appareil psychique, se retrouve dans une situation à la fois de contenant archaïque plus ou moins désorganisé et expression des affects (manifestations de symptômes) au sens du « Moi-peau ».[4]

La question du temps en psychanalyse traverse de nombreuses notions comme celles de répétition, régression, fixation et anticipation. Toute la vie psychique ignore le temps dit chronologique.

Entendons par temporalité psychique, la manière dont les processus psychiques crée leur propre gestion du temps.

La temporalité psychique sur le rapport au temps propre à la psyché, où le passé ne peut être conçu comme cause que parce qu’il est interprété par le présent et, réciproquement, le présent lui-même ne prend valeur pour un sujet que dans la mesure où son passé en latence s’y accomplit.

Freud s’est exprimé sur le temps. Il souligne l’intemporalité des processus du système inconscient : l’inconscient ignore le temps, il est zeitlos.

La dimension du temps ne nous est accessible, selon Freud, qu’en fonction des actes de conscience dans la mesure où nous avons affaire à un temps humain, qu’il soit représentable ou non pour le sujet.

Le temps apparaît comme irréductible, au point même qu’il semble doué d’action intrinsèque alors qu’il est en fait la durée nécessaire à l’établissement d’un processus, d’un travail.

Laurie Laufer explique que « La mémoire n’est convoquée que pour conjurer la peur d’oublier et non pour alimenter des énergies de renouvellement ».[5]

Le sentiment du temps vécu se montre peu tributaire de la réalité objective, celle du temps des horloges. On voit dans l’accélération douloureuse du temps que constitue l’éphémère (1916a[1915] que la caducité ne modifie pas la valeur du lien unissant l’être perdu et l’endeuillé qui est indépendant du temps. Cette dissociation implique que la valeur ne disparaît pas, même s’il n’y avait plus personne pour l’investir en tant que telle.

Le repli du deuil permettrait-il d’organiser le monde non pas par les perceptions externes, mais par la remontée d’une subjectivité complètement retournée sur elle-même ? Et, au sujet endeuillé d’accéder à son intériorité, à ses désirs inconscients comme dans un autre travail psychique, celui du rêve. La vie est mouvement. Ainsi, l’imagination onirique fait partie des instruments indispensables pour régler notre attitude à l’égard de la réalité.

Peut-on admettre qu’une certaine forme de restauration psychique s’accomplisse également dans le deuil grâce à la suspension opérée à l’égard de tout stimulus externe ?

La perte de l’objet investi contraint à un réaménagement psychique. Il se montre si absorbant qu’il nécessite de renoncer à l’investissement de l’externe au profit de l’interne afin de faire l’inventaire de ce qui ne sera jamais plus.

 

Freud nous dit que la dimension du temps ne nous est accessible qu’en fonction des actes de conscience. Il faut une impression actuelle (présent) pour réveiller une motion pulsionnelle liée à un événement infantile (passé) et créer, en imagination, une situation rapportée à l’avenir où le désir se réaliserait.

Comment dépasser le paradoxe d’une temporalité du deuil qui serait liée à une intemporalité des représentations ?

2/  La temporalité du point de vue de la philosophie

Afin de poursuivre mon propos, quelques mots sur Augustin d’Hippone, dit Saint Augustin. Augustin naît en 354 à Thagaste en Afrique du Nord (bourg de Numidie, ancien royaume de l’Afrique septentrionale, correspondant à l’Algérie) dans une famille de la classe moyenne. Il meurt en 430 à Hippone (Algérie), modeste cité portuaire, à l’âge de 76 ans.

À 19 ans, la lecture de l’Hortensius de Cicéron l’oriente vers la philosophie. Jeune homme, il adopte en Afrique la religion manichéenne. Ce n’est pas son rang dans la hiérarchie ecclésiastique qui lui valut sa renommée mais bien ses écrits innombrables.

C’est un romain d’Afrique qui a vécu, à l’époque de l’effondrement de l’Empire d’Occident. Il est un chrétien de ce siècle d’or que fut le IVème siècle pour l’Église chrétienne.

Augustin est hanté par les problèmes essentiels de la grâce, la structure de l’être de Dieu, du Bien. Il sera élevé dans la religion maternelle : Monique, sa mère, est une fervente chrétienne. Son père est resté attaché au paganisme romain. Pendant sa période d’enseignant, il va s’éloigner de la religion de son enfance, menant une vie tourmentée. Il est attiré par le manichéisme... puis à l’âge de 34 ans, il revient à la religion maternelle et devient le premier grand philosophe chrétien.

Théologien, philosophe, Saint Augustin a décrit une pensée remarquable sur la théorie du temps et la mémoire.

Confessions[6] est une œuvre majeure écrite vers 397- 400.

Les penseurs de l'Antiquité, dans leurs réflexions, n'ont guère accordé de place au temps.

Ainsi Platon voit dans le temps le reflet de l'idée d’Éternité. Le temps n’« est » pas car « en vérité, l’expression « est » ne s’applique qu’à la substance éternelle ». Le temps est conçu comme une imitation de l’éternité. C’est-à-dire que le temps ne se déroule pas de manière linéaire mais de manière cyclique. De sorte que le temps constitue une boucle revenant comme une sorte d’éternité.

Aristote y voit, lui, la mesure du mouvement. Le contraire de la substance, c’est l’accident : le temps règne sur le monde de l’accidentel. Le temps est essentiellement changement ou devenir. Le temps qui passe contredit ce qui demeure, ce qui est éternel. Aristote le définit comme « l'aspect par où le mouvement [c'est-à-dire le devenir] comporte nombre ».[7]

Plus tard, Saint Augustin introduira une nouvelle conception du temps : il ne sera plus cyclique, il deviendra linéaire pour les besoins de l’eschatologie chrétienne (Tout le livre XI des Confessions y est consacré). Cette conception finira par s’imposer en Occident, remise seulement en question par la (re)découverte de la pensée orientale au XIXème siècle.

Je rappelle la célèbre interrogation de Saint Augustin dans les Confessions : « Quid est tempus ? »[8]

Il répond que si personne ne le lui demande, il le sait ; mais si on lui demande et qu’il veuille l’expliquer, il ne le sait plus.

Par delà cette approche empruntant à la psychologie, Saint Augustin en vient à définir le présent, en une formule remarquable, comme le lieu d’une temporalité élargie contenant la mémoire des choses passées et l’attente des choses à venir : « Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision ; le présent du futur, c’est l’attente ».[9]

Par son étymologie, visio en latin peut se traduire par regard, attention : la « vision » devient alors un espace d’expérience, un champ d’observation et d’investigation. En d’autres termes, il n’y a de passé et d’avenir qu’à travers le présent.

Je vous lis un passage, que je considère fondamental, du texte de Saint Augustin :

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais bien ; mais si on me le demande, et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore. Je puis néanmoins dire hardiment que je sais, que si rien ne se passait, il n’y aurait point de temps passé ; que si rien n’advenait, il n’y aurait point de temps à venir ; et que si rien n’était, il n’y aurait point de temps présent. En quelle manière sont donc ces deux temps, le passé, et l’avenir ; puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? Et quant au présent, s’il était toujours présent, et qu’en s’écoulant il ne devînt point un temps passé, ce ne serait plus le temps, mais l’éternité. Si donc le présent n’est un temps que parce qu’il s’écoule et devient un temps passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, laquelle n’a d’autre cause de son être, sinon qu’elle ne sera plus ? De sorte que nous ne pouvons dire avec vérité que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être plus ».[10]

Il conçoit la temporalité de l’appareil psychique ainsi :

« Il y a trois temps, un présent des choses passées, un présent des choses présentes et un présent des choses futures (…). Le présent des choses passées, c’est la mémoire ; le présent des choses présentes, c’est la perception directe ; le présent des choses futures, c’est l’attente ».

Pour Saint-Augustin, le temps ne représente plus la seule mesure du mouvement des astres, contrairement à ce que défend la tradition philosophique. Ainsi, le temps n’est plus une donnée objective, il ne tient plus sa structure du cosmos, mais d’une disposition de l’âme.

C’est elle qui définit les trois dimensions du temps :

- l’avenir correspond à l’attente inquiète de l’âme,

- le passé est effort de l’âme pour se souvenir,

- le présent en tire une stabilité toute relative.

Théorie des trois présents. Exister, c’est être présent. Pour exister, le passé et l’avenir doivent, d’une manière qui reste à déterminer, être en quelque sorte présents.

Le temps est donc une notion humaine, définie uniquement par l’activité de l’esprit.

Saint Augustin questionne l’existence du temps qu’il tente d’expliquer par la théorie des trois présents : c’est en tant que présents que le passé et le futur existent.

Saint Augustin écrit : « Il n’y a point aussi de long temps passé, puisqu’il n’est plus : mais un long temps passé n’est autre chose qu’un long souvenir du temps passé. »[11]

Ainsi, les propriétés du passé et du futur sont des propriétés d’un certain présent.

Saint Augustin admet la position théorique du sceptique selon laquelle exister, c’est être présent. Il explique que nous sommes donc dans une aporie : Augustin part du constat d’un paradoxe : alors que j’ai une intime conviction de ce qu’est le temps, comme si j’avais toujours eu cette intuition en moi, je suis pourtant incapable de le définir. Je suis dans l’embarras dès qu’il s’agit de donner une définition du temps, c'est-à-dire lorsque j’essaie de le délimiter conceptuellement et de caractériser son essence propre. Il y a à la fois une évidence (« je le sais ») et une impossibilité de donner une formulation théorique à cette certitude (« si on me le demande, je ne le sais plus »). Le temps est donc une expérience intime que chacun fait en soi et qui résiste à toute analyse d’ordre conceptuel et explicatif. C’est à la fois la plus familière et la plus étrange des réalités.

Nous ne pouvons mesurer ni le passé, ni l’avenir puisqu’ils n’existent pas ;

Nous ne pouvons mesurer le présent puisqu’il est sans étendue ;

Nous mesurons les temps lorsqu’ils se passent.

 Le temps ne se mesure que dans son passage.

Pour Saint Augustin, le temps n’est pas le temps objectif fondé sur la mesure du mouvement des objets notamment des astres selon Aristote, mais un temps subjectif fondé sur la conscience dans l’esprit, du passage des choses qui sont passées, passent et passeront.

Si le passé existe dans la mémoire présente, le futur existe dans l’anticipation de l’avenir : « […] Ainsi le temps à venir ne se peut pas dire être long : mais un long temps à venir n’est autre chose qu’une longue attente du temps futur. »[12]

 

Je pressens un lien énigmatique avec l’avenir, néanmoins, je ne peux voir que ce qui est. Or, ce qui est déjà n’est plus à venir, mais présent. Voir l’avenir, c’est voir non pas ce qui pourrait arriver mais les causes et les signes qui existent déjà.

Selon Saint Augustin, les causes relèvent de la science, les signes de la divination.

Avant son adhésion au christianisme, Saint Augustin a lui-même consulté devins et astrologues. Causes et signes sont présents, contrairement à ce dont ils sont causes ou signes. Ainsi, ce n'est point l'avenir que l'on voit mais un objet présent qui fait prédire ce que l’intelligence conçoit.

Pour conclure

Freud écrit « la souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps, destiné à la déchéance et à la dissolution (…) ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir » et la troisième menace « provient de nos rapports avec les êtres humains ».[13]

La traversée du deuil bouleverse les repères : l’espace, le temps et l’identité. Le sujet ne perd pas seulement l’objet d’amour, il perd l’histoire et le temps de l’objet.

Cette expérience, épreuve ou traversée, ouvre donc à un temps et un espace différents : le présent du deuil.

Entre la réalité d’un fait et le sujet, il y a l’inconscient. Si le temps est la condition formelle, dans le sens de mise en forme de notre intuition du monde interne, il devient évident que celle-ci appartient au temps. Le temps détermine l'espace et la possibilité même de tout événement ; l'origine de toute potentialité de différenciation est ainsi avant tout intimement associée à l'intuition de notre vécu interne.           

Selon Saint Augustin, « Ce qui me paraît maintenant avec certitude, et que je connais très clairement, c’est que les choses futures et les passées ne sont point, et qu’à proprement parler on ne saurait qu'il y ait trois temps, le passé, le présent et le futur : mais peut-être on pourrait dire avec vérité qu’il y a trois temps, le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures… ces trois choses que je ne trouve nulle part ailleurs : un souvenir présent des choses passées, une attention présente des choses présentes, et une attente présente des choses futures. »[14]

Le temps est une « extension de l’esprit » (distensio animi) : c’est l’attention présente qui unit le passé au futur. Mais « extension » ne doit pas être comprise comme une étendue spatiale. C’est plutôt une tension psychique. Car le temps, pour Saint Augustin, n’est pas le mouvement des choses. Et le présent des choses passées, des choses présentes et des choses futures n’est pas le présent des choses mais le présent de son esprit qui les pense.

[1] SAINT AUGUSTIN., Confessions, Livre XI, trad. Arnaud d’Andilly, Paris, Gallimard, 1993.

[2] BOBIN Ch., La plus que vive, Paris, Gallimard, 1996, p. 188.

[3] FREUD S., (1915-1917) Deuil et mélancolie, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 155.

[4] ANZIEU D., Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985.

[5] LAUFER L., L’énigme du deuil, Puf, Paris, 2006, p. XI.

[6] Confessions signifie à la fois « adhésion à la foi chrétienne », reconnaissance de l’existence de Dieu et des dogmes de  son église, proclamation d’une parole qui a été reçue du Christ, et, d’autre part, aveu de ses erreurs anciennes, examen minutieux des causes et des voies de ces erreurs, retour  sur ce  que la condition d’homme et de pêcheur a d’indigne aussi longtemps que Dieu ne vient pas l’éclairer. » FRAISSE J-C., 1989, p. 5.

[7] CUVILIER A, Cours de philosophie, t. I, Paris, 1954, p.237.

Voir également L. ROBIN, La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique in L'évolution de l'humanité, Albin Michel, Paris, 1973, p. 264 (pour Platon), p. 318 (pour Aristote), p. 420 (pour Plotin).

On peut consulter les textes de Jean GUITTON, et notamment sa thèse de doctorat intitulée : « L'éternité chez Plotin et Saint Augustin. »

[8] SAINT AUGUSTIN., Confessions, Paris, Gallimard, 1993.

[9] SAINT AUGUSTIN., Confessions, Paris, Gallimard, 1993. Livre XI, chap. XIV.

[10] Ibid., p. 422.

[11] Confessions, L. XI, ch. XXVIII, p. 442.

[12] Confessions, p. 442.

[13]  FREUD S., Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1979.

[14] Confessions, p. 429.

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